Bordeaux Aquitaine Marine

La puissance navale et le technologie navale ottomane

durant les guerres russo-turques (1768-1792)

par Emir Yener

Cet article est une version totalement révisée, corrigée et étendue de l’original, qui a été publié pour la première fois dans la revue « International Naval Journal » (Vol.9, 2016). Il est reproduit avec l’aimable collaboration de son auteur Emir Yener, traduit par Alain Clouet.

INTRODUCTION

Les deux guerres turques contre l’impératrice Catherine II de Russie, constituent sans nul doute un véritable tournant dans l’histoire de l’Europe de l’Est. Que ce soit du point de vue ethnique ou politique, les évènements entre 1768 et 1792 ont ouvert le chemin à la création de l’Ukraine, de la Pologne et des Balkans de l’ère moderne. Les batailles capitales terrestres et sièges des deux guerres russo-turques ont été l’objet une grande attention et des études détaillées ont été publiées en turc, russe et dans la plupart des langues européennes. Malheureusement, jusqu’à ces dernières années, il n’était pas possible de faire le même constat sur la dimension cruciale de la marine sur cette période 1768-1792. Par chance, avec l’étude en trois volumes de la marine de Catherine II, du professeur Galina Grebenchtchikova, un tournant a été atteint. L’étude de ce professeur engendre un saut qualitatif dans notre compréhension de la technologie navale russe, de son infrastructure et de la stratégie effectivement utilisée dans la destruction du monopole ottoman sur la Mer Noire et dans l’ascension de la Russie parmi les puissances navales les plus avancées du monde. Néanmoins, un aperçu global de ces campagnes est encore manquant sur la puissance navale ottoman et la technologie navale en particulier n’a pas été suffisamment étudiée. Dans toutes les études significatives dans les langues européennes et en russe, il est possible de trouver un grand nombre de descriptions scrupuleuses concernant les spécifications, les avantages et désavantages des grandes puissances navales de l’époque de la voile. Cependant quand on arrive à la technologie navale ottomane, un silence assourdissant répond au chercheur. Dans l’historiographie russe, l’information disponible sur la technologie navale ottomane est limitée à des quelques informations glanées par les officiers russes lors de batailles, occasionnellement par des rapports de renseignements. On trouve aussi dans les marines françaises et anglaises des rapports de spécialistes ayant été employés par la Sublime Porte pour améliorer sa technologie. Toutes ces sources sont valables dans la mesure elles sont examinées avec soin et croisées avec des sources ottomanes. Malheureusement, à quelques rares exceptions près, on ne trouve pas chez les historiens russes de recherches faites sur la littérature navale turque, sauf dans les « Cevdet-Bahriye » archives du Premier Ministre Ottoman (Başbakanlık Osmanlı Arşivleri) à Istamboul. Il y a aussi le triste constat que du fait de la tradition turque en matière d’archives, presque rien d’intéressant n’a survécu pour étudier l’histoire technologique. Dans la littérature turque actuelle, un effort sérieux est consacré à la recherche d’informations importantes, bien que rares sur la construction navale ottomane à l’âge de la voile. Les archives européennes ont été largement exploitées, bien que très critiques à l’égard de la marine ottomane. Particulièrement dans trois pays, il existe une richesse de documents précis et détaillés sur les navires ottomans et la puissance de leur marine. Le premier lieu se trouve dans les Archives de l’état vénitien (Archivo Stato di Venezia) qui contient des rapports de renseignements sur les navires ottomans et leurs chantiers de constructions, illustrés de plans et d’images remarquables. Le second concerne les archives de la section marine du Service Historique de la Défense à Vincennes. Le troisième qui est le plus riche et le plus important concernant les dernières années des affaires navales ottomanes, est le siège des Archives Navales de la Fédération de Russie (Rossiiskii Gosudarstvennii Arkhiv Voenno Morskogo Flota). Ces trois institutions contiennent un grand nombre d’informations, mais encore très peu exploitées, elles commencent seulement à faire l’objet d’une diffusion extérieure. Pourtant, même avec ce qui est disponible, nous sommes finalement capables de faire un descriptif plus ou moins exact de la construction navale ottomane durant les guerres avec la Russie durant la période 1768-1792.

LES TYPES DE NAVIRES OTTOMANS ET LA PUISSANCE NAVALE 1768-92

Quand la première guerre russo-turque débuta en 1768, les marines turques et russes possédaient deux types de flottes très différentes. La flotte principale ottomane était la Grande Flotte (Kebir Donanma), cette force de haute mer était composée de navires à voiles armés avec une artillerie disposée en bordé. La deuxième force était la « Flotte Mince » (Ince Donanma), flotte amphibie composée de navires légers à rames comme les galères et les canonnières. Au cours des deux guerres, la sécurité et la liberté d’action des forces amphibies dépendaient des performances de la Grande Flotte. Comme la technologie des galères de la Mediterranée est un sujet bien étudié, il n’est pas nécessaire de la répéter ici encore un fois, d’une manière détaillée. Mais comme les flotilles à rames jouaient un rôle vital dans le ravitaillement et support des armées par le Danube et par les grands rivières d’Ukraine (Dnieper, Dniester et Bug), un court résumé de la situation des navires à rames ottomans au 18ème siècle est utile pour en donner une idée. Au commencement de la première guerre contre Catherine II, l’Empire ottoman possédait encore une douzaine de galères. Les Turcs suivaient les modèles et les méthodes de constructions vénitiens pour leurs navires à rames. Cette pratique continuait depuis le 16ème siècle et était si habituel pour les experts maritimes du Levant, que les vénitiens classifiaient leurs galères et celles des Turcs comme « levantines », notablement différentes des galères des puissances occidentales (France, Espagne, Gênes etc) qu’ils appelaient galères « ponantines ». Cependant, les rapports vénitiens révèlent une différence notable des galères turques de cette époque: une poupe carrée, comme les voiliers, contraire à la poupe arrondie traditionnelle. Le grand savant Turc de 17ème siècle Katip Çelebi, dans son livre célèbre sur les affaires maritimes, nous éclaire sur les détails de cette différence notable. Par lui, nous apprenons que les constructeurs turcs avaient commencé à appliquer la poupe carrée vers la fin du premier quart du 17ème siècle parce que c’était plus résistant par mer grosse. Aujourd’hui, nous savons que la fin de 16ème siècle était aussi le commencement du « Petit Age Glaciaire », une déstabilisation atmosphérique qui a profondément influencé les marines et la navigation avec une forte augmentation des tempêtes en mer. Ainsi, on peut dire que l’introduction de la poupe carrée sur les galères par la marine Ottomane était une précaution ingénieuse, ce qui démontre que l’esprit novateur ne manquait pas chez les constructeurs turcs. Même, cette nouveauté a été introduite chez les vénitiens et au 18ème siècle, les Russes l’avaient aussi adopté. La marine de la Sérénissime qualifiait ces types de galères modifiées de « galères reformées » et les Russes, de « galères à la manière turque ». Fig.1 Le modèle d’un galère russe du milieu de 18ème siècle, dit « à la manière turque » avec poupe carrée. Musée de la Science et Technologie, Milan. Néanmoins, la « révolution scientifique » du 18ème siècle de la sphère maritime, a rendu les galères traditionnelles de la Méditerranée largement obsolètes. Pour construire une flotte à rames a la Mer Noire, Catherine II avait obtenu les services de l’amiral Anglais Charles Knowles, un constructeur naval innovant, même s’il n’était pas un chef de guerre très brillant. Knowles a dessiné des grandes canonnières à rames appelées « les frégates de nouvelle invention » et quand celles-ci ont commencé à entrer en service en Mer Noire dès 1772, elles se sont rapidement montrées très supérieures aux galères traditionnelles turques. Après 1774, pendant la reconstruction de la marine de guerre, les Ottomans ont décidé d’abandonner les galères et de remplacer leur flotte à rames. Comme pour la plupart des réformes militaires ottomanes, l’expertise est venue de la France. Sous la direction de l’ingénieur de la Marine J. Sébastien Le Roy, chef des experts navals da la « grande mission » française de 1784, un total de 81 chaloupes-canonnières, armées avec un pièce de 36 ou 24, et un mortier de dix ou huit pouces seront construites jusqu’en 1788. Les six dernières galères avaient aussi été réparées et remises en état de combat. La perte de toutes ces galères pendant la désastre d’Otchakov en 1788, quand la plupart de la « flotte mince » était détruite, a mis le point final aux 350 années d’histoire de la « reine de la Méditerranée » dans la marine ottomane. A son tour, pour développer sa flottille fluviale et côtière (Grebnaia Filotilia) après 1774, Catherine II avait obtenu les services du constructeur Anglais Samuel Bentham, frère de philosophe Jeremy Bentham et un des plus importants agents de la révolution scientifique de la marine au 18ème siècle. Sous Bentham, les Russes avaient construit un total de 61 chaloupes-canonnières d’un type très innovant jusqu’en 1787. Celles-ci ont servi sous les ordres du Prince Nassau-Siegen à Otchakov et du mercenaire espagnol José de Ribas à Hodjabei (aujourd’hui Odessa) et sur le Danube pour la reste de la guerre. Le terme générique ottoman pour un navire à voile était « kalyon », une appropriation du mot « galion ». Dans la marine russe comme dans les marines occidentales, les navires de ligne étaient classés par rang selon leur puissance de feu. La marine ottomane n’utilisait pas ce système ; au contraire elle classait ses navires selon la longueur de leur quille. L’unité de mesure standard pour exprimer la longueur des navires, jusqu’aux réformes de Mahmud II, était le « zira » (aussi appelé « arşın », mesure également utilisée en Russie sous le nom de « arshina »). La mesure exacte du « zira » variait selon son utilisation (par exemple dans l’architecture) et selon l’époque. Jean de Lafitte-Clavé, le célèbre ingénieur du génie français qui avait servi l’Empire Ottoman dans les années 1780 rapporte que la valeur du « zira » de l’arsenal impérial de la Corne d’or « Tersâne-i Âmire » était de 31 pouces 6 lignes du roi (86 centimètres). La « longueur de quille » ottomane à son tournant, était comprise comme la longueur entre les extrémités supérieures de l’étrave et de l’étambot. Comme le démontre les sources visuelles et écrites, les premiers vaisseaux ottomans construits au milieu du 17ème siècle avaient des lignes hollandaises. Ce n’était guère étonnant, car la Hollande avait le statut de « nation favorite » entre tous les forces maritimes européennes de l’époque et Mehmed Agha, le premier constructeur des vaisseaux de la Porte, était un renégat hollandais. Cette situation a changé pendant la Guerre de la Ligue Sacrée (1683-99) et les guerres de la Ligue d’Augsburg (1688-97). La Hollande était alliée avec les Habsbourgs qui combattaient contre les Ottomans et la France en même temps; Louis XIV menait effectivement une alliance non-déclarée avec la Porte contre les Habsbourgs. En résultat, l’influence Français a rapidement remplacé l’influence hollandaise dans la marine ottomane. Le soldat-diplomate italien Luigi Marsigli a rapporté que les constructeurs européens menaient la construction des vaisseaux à la Corne d’Or dans les années 1690, tandis que l’ambassadeur vénitien rapportait que la plupart de ces constructeurs étaient des Français. La construction navale à la française était devenue permanente dans la marine ottomane, comme le démontre l’analyse des dimensions et des illustrations existantes des navires ottomans du 18ème siècle. Les plus grands navires de ligne ottomans étaient appelés « üc ambarlı » qui se traduit par « trois-ponts ». C’étaient les équivalents ottomans des navires de 1er rang russes et occidentaux qui portaient 100 canons ou plus dans trois batteries. Les « üc ambarlı » avaient en général une longueur de 55 à 61 ziras. Le premier vrai trois-ponts ottoman était un 108 canons mis en service en 1697, et il participa aux dernières batailles de la première guerre de Morée (1684-99). Son successeur était un énorme vaisseau de 120 canons mis en service en 1702, décrit par Pierre Tolstoy, le premier ambassadeur russe permanent à la Sublime Porte. L’apogée des trois-ponts ottomans fut atteinte en 1738 avec un total de quatre trois-ponts armés. Les décomptes des russes de la bataille de Tchesmé (1770) signalent la présence de deux trois-ponts dans la flotte ottomane, un de 100 canons et un autre de 96 canons. Cependant ce décompte est faux. A la suite de la fin de la menace vénitienne en 1739, la marine ottomane se sépara de ses très onéreux trois-ponts. Le dernier trois-ponts mis en service avant les réformes du « Nizam-ı Cedid » (avant 1798) fut le « Nüvid-i Fütûh » (Le précurseur des conquêtes) mis en service en 1754. Ce navire, long de 61 ziras, percé à 120 sabords, existait encore en 1768, mais en piètre état et il n’y eut jamais la moindre intention de le remettre en état pour le combat. A la suite de la bataille de Tchesmé, il fut hâtivement converti en batterie flottante pour le cas les russes passeraient les Dardanelles, et finalement démoli en 1774. Aucun trois-ponts russe ou ottoman ne participa aux combats durant les guerres russo-turques. Le gros des navires de ligne ottomans était constitué par des deux-ponts. Ils étaient de deux types : les « grands galions » (Kebir Kalyon) qui étaient des navires d’une longueur de quille de 50 ziras ou plus, percés entre 64 et 74 sabords et les « petits galions » (Sagir Kalyon) d’une longueur de quille de 43 à 50 ziras et percés de 50 à 60 sabords. Le plus grand type de deux-ponts était percé à 74 sabords avec une longueur de quille de 55 ziras. La distribution des sabords était: 30 à la première batterie, 28 à la seconde et 16 aux gaillards. Le premier exemplaire de cette série fut le « Burc-ı Zafer » (Constellation de la Victoire) achevé en 1750. Avec des dimensions égales à celles d’un trois-ponts (üç ambarlıya bedel) et assez grand pour que le renseignement russe les classent comme « 86 canons »; ces vaisseaux étaient des substituts moins onéreux aux vaisseaux de la Grande Flotte. Ils furent moins nombreux en nombre avec trois navires sur la liste navale de 1768 et tous furent perdus deux ans plus tard à Tchesmé. Quatre autres unités furent construites de 1772 à 1790, la dernière, le « Bahr-i Zafer » (Victoire de la Mer) fut achevé en 1790 au milieu de la seconde guerre, et l’un d’eux, le « Melik-i Bahr» (Souverain des mers) fut incendié à la bataille de Tendra un 1790. La distribution des sabords, et la longueur très voisine en font une copie du fameux 74 canons de la Royale « Le Téméraire » de 1750 (dessiné par les Coulomb Père et Fils), ce qui permet d’imaginer la possibilité étonnante - mais pas impossible du tout d’un copiage par les ottomans autour d’un projet du vaisseau plus récent et moderne. Néanmoins, nous voyons que dès la deuxième guerre contre Catherine II, les « vieux » 74 ne donnaient plus satisfaction. Le sultan Selim III avait décrit le « Bahr-i Zafer » comme « mal proportionné » (endazesiz), à la suite de quoi il ordonna d’arrêter la construction de ce type de vaisseau. L’épine dorsale de la ligne de bataille ottomane était composée de navires de 51 ziras de quille et 62 sabords. Encore une fois, ces vaisseaux étaient de grande taille et le renseignement russe les décrit comme des « 74 ». En 1768, il y avait cinq vaisseaux de ce type (un très âgé et inutilisable) et trois furent perdus à Tchesmé. De 1772 à 1791, dix nouvelles unités furent construites (cependant une des unités fut lancée comme frégate rasée de 44 canons). L’un d’eux, la « Peleng-i Bahr » (Tigre de Mer) fut capturé par la Flotte russe de la Mer Noire (FMN) à la bataille de Tendra en 1790. Renommé « Ioann Predtetcha » (St. Jean le Baptiste) et remis en service, ses remarquables plans dessinés par le chef constructeur du FMN A.S. Katasonov sont les seuls survivants d’un navire de ligne ottoman du 18e siècle et leur redécouverte dans les archives russes a révolutionné notre compréhension de la technologie navale ottomane. Selon ces plans, le 64 Ottoman avait 165 pieds 4 pouces long a la batterie, 53 pieds 6 pouces en largeur et 18 pieds 10 pouces de profondeur en mesures anglaises. Elle avait 28 sabords à la première batterie, 26 a la seconde et 10 aux gaillards. Au service des russes, il a pu facilement porter 82 canons, ce qui démontre la potentiel réel de ce type du vaisseau. Fig. 2. Les lignes du Peleng-i Bahr / Ioan Predtetcha, redessiné par Laszlo Veres depuis le plan original conservé aux Archives Navales russes de Saint Pétersbourg. Notre connaissance des « petits kalyons » est malheureusement beaucoup plus limitée. Durant les 30 années de paix entre le traité de Nis (1739) et la cassure de la guerre russo-turque en 1768, ces petits vaisseaux eurent la préférence de l’amirauté turque et ils étaient mieux équipés pour les tâches standards du temps de paix, c’est à dire les patrouilles contre les pirates et l’escorte annuelle du convoi (ou « caravane ») d’Alexandrie. Un autre point important était les conditions des campagnes en Mer Noire qui étaient strictement limitées à un caractère côtier et amphibie. Des petits navires avec un faible tirant d’eau étaient plus utiles dans de telles conditions. En 1768 les petits galions formaient la majorité de la flotte ottomane avec onze unités dont l’une fut incendiée à Tchesmé et une autre, le « Semend-i Bahr» (Cheval de Mer) étant capturée lors de la même bataille. Que peut-on dire sur les spécifications de ces navires ? Les documents Ottomans spécifient des kalyons de 47, 45 et 43 ziras mais rien de plus. En 1768, le type « 43 ziras » était le plus nombreux avec cinq unités ; suivi par quatre unités de 45 ziras et deux de 47. Un rapport vénitien de 1759 spécifie une classe de vaisseau de « secondo rango » (deuxième rang) dont la quille est 110 piedi (pieds vénitien) avec 56 sabords (24 à la première batterie, 22 a la seconde et 10 aux gaillards). Une autre classe de petite « navi » (vaisseau) est décrite comme « Alessandrine » (d’Alexandrie) mais il est presque certain que ceux-ci sont en réalité des grandes caravelles. Dans le cauchemar de la désastreuse guerre de 1768-74, comme la marine ottomane était en train de se reconstruire en vue de l’inévitable campagne de libération de la Crimée, une modernisation des petits kalyons eut lieu. En fait, le petit vaisseau était la première classe de navires de guerre ottomans qui eut subi une modernisation. L’historien Turc Enver Ziya Karal avait écrit en 1942, qu’une « frégate » française avait été achetée par La Porte en 1774 pour servir comme modèle aux constructeurs Ottomanes. En fait, ce n’était pas une frégate mais le vaisseau de 58 canons « Ferme » de la classe « Bordelais », dessiné par le fameux constructeur Antoine Groignard et mis en service en 1763. Ces vaisseaux de faible tirant d’eau furent demandés par Choiseul pour servir dans les eaux peu profondes autour de Dunkerque, mais finalement considérés comme une échec et devenus les derniers de leur type (vaisseaux de 50) de la Royale. Mais comme on dit, « ce qui est déchet pour un, est le trésor pour l’autre ». Le Ferme, avec un armement de 24 et 12 livres, était considérablement supérieur à ses pairs ottomans et son faible tirant d’eau était juste ce qui était nécessaire pour servir en mer d’Egée et en Mer Noire. Si on interprète les remarques de J. S. Le Roy, on peut constater qu’au moins quatre copies du Ferme avaient été construites dans les chantiers ottomans jusqu’au 1786. Le Ferme lui-même, renommé « Mazhar-ı Tevfik » (Glorieux) au service ottoman et classifié comme une kalyon de 43 ziras, est démoli en 1786. Un an après, au commencement de la guerre, il existait huit vaisseaux de 43 ziras, deux de 45 et deux de 47, soit un total de douze petits kalyons. Le dernier type de vaisseau ottoman, qui faisait partie des flottes combattant contre les Russes, était en même temps le plus original. Le Karavele (caravelle dans les sources européennes), représente l’unique contribution turque à la technologie de l’ère des voiliers. Le fameux corsaire écossais-américain John Paul Jones, qui avait commandé dans le corps des voiliers de la flotte Russe pendant la bataille d’Otchakov en 1788, avait inspecté les épaves des quelques caravelles et fait une description courte mais précise de ce type de navire « un vaisseau de 4ème rang avec largeur d’un de 3eme rang ». Aussi, il avait pensé que ces navires n’étaient que des navires marchands armés. Il avait raison. La caravelle était le produit d’un agrément entre la Sublime Porte et les armateurs d’Egypte. Comme les historiens de la Royale le savent bien, la construction des escadres de guerre est une entreprise qui nécessite de dépenses immenses. Les gouvernements qui doivent maintenir de grandes armées de terre font face à des problèmes financiers et humains souvent insurmontables quand il faut construire une flotte de guerre. Pour l’Empire ottoman, avec ses sources de revenus affaiblis pendant le 17ème siècle, lutter contre ce problème récurrent était peut être dix fois plus difficile. Quand le premier Codex Naval Ottoman fut promulgué en 1701, le but à atteindre était la construction de 40 vaisseaux. Ce but représentait une dépense énorme, que le Trésor de la Porte ne pouvait pas couvrir. La solution pour diminuer ces dépenses, a aussi contribué à la naissance à la caravelle. Depuis la conquête d’Egypte en 1517, une sorte de syndicat des marchands-armateurs s’était formé à Constantinople. Ces négociants - la majorité était des Turcs musulmans - jouissaient d’un monopole exactement similaire à celui des marchands espagnols qui négociaient avec les colonies d’Espagne au Nouveau Monde. L’Egypte était (et çela continue de nos jours) un des pays les plus populeux du monde Islamique, mais en même temps souffrait d’un manque de matériaux basiques : bois, métaux et briques pour l’architecture de toutes sortes et pour la production d’outils pour l’agriculture ou pour la guerre. Les négociants d’Egypte de Constantinople jouissaient du monopole de les transporter et de la vente de ces matériaux en Egypte et en retour, ils transportaient blé, café, épices et souvent, les esclaves noirs à Constantinople. Le blé était vital pour nourrir la population énorme de la capitale impériale. Vente de café et épices était une source de revenus indispensable pour les janissaires, qui, depuis la grande crise du milieu de 17ème siècle, avaient gagné le privilège de posséder les salons de café pour augmenter leurs salaires de plus en plus maigres à cause de l’inflation incontrôlable. Enfin, la vente des esclaves était une source de revenus importante pour l’Etat en raison des impôts sur le commerce des êtres humains. La disruption de ce ravitaillement, stratégique et vital, causait souvent des catastrophes politiques et sociales : les rebellions de la faim et mutineries des janissaires qui souvent finissaient avec des révolutions de palais et la chute (et souvent la mort sanglante) des sultans et ses officiers. Pour garantir la sécurité de ce commerce vital, les navires des négociants utilisaient un système de navigation tout à fait semblable au système espagnol : un convoi bien armé qui traversait le Méditerranée Levantine deux fois par an. Mais malgré cela, pendant la guerre de Crète (1644-69) et la guerre de la Ligue Sainte (1684-99), ces convois, appelés « la caravane d’Alexandrie », avaient subi de lourdes pertes aux mains des ennemis vénitiens et maltais. Le négoce d’Egypte était un commerce de vrac : ici on parle du transport des cargaisons lourdes et volumineux (plusieurs tonnes de blé, des centaines d’arbres, des milliers de briques, lingots etc.) qui nécessitait des gros navires à voile. En fait, longtemps avant la maitrise de l’utilisation des grands voiliers par la flotte ottomane, le secteur civil s’était habitué à ce type de navigation. Après la transformation de la Marine ottomane en une flotte de navires à voile (formalisée en 1701), les dirigeants de l’amirauté ont vu une solution prometteuse avec les caravanes d’Alexandrie, pour maintenir de nombreux vaisseaux au temps de paix et en même temps, pour diminuer les dépenses. Comme la construction d’un grand navire était couteuse, sa perte à la guerre ou à cause des pirates était souvent ruineuse pour le propriétaire et après les pertes des guerres récentes, les négociants d’Egypte cherchaient à obtenir l’appui de l’Etat. Après des négociations entre eux, la solution fut formalisée avec un firman en 1708. Selon ce firman, les navires des négociants en Egypte devaient être construits aussi pour l’utilisation navale en temps de guerre. Les négociants acceptaient de mettre leurs navires, complets avec équipages, au service de l’escadre en cas de besoin. En retour, l’amirauté acceptait de couvrir la plupart du coût de construction de chaque navire et en cas de perte pendant le service naval, remplacerait le vaisseau gratuitement pour le propriétaire. Avec cet arrangement, ce qu’on peut appeler la « flotte de réserve » était formée pour une coût de maintenance minimal. On peut même dire que, c’est une version « renversée » de la politique navale du Roi Soleil après la Hogue (1692), selon laquelle la plupart des escadres étaient mises en réserve et les unités disponibles étaient louées aux armateurs privés (corsaires) qui ont mené une guerre de course dévastatrice contre le commerce Anglo-Hollandais. A ce moment, je voudrais même prendre une petite liberté pour émettre une hypothèse : était-il possible que les Ottomans, suivant toujours la France avec attention, aient observé et se soient inspirés de la « privatisation » de la flotte Française dans les dernières décennies du Roi Soleil ? De plus, un des dirigeants de la marine Ottomane pendant cette période était Frenk Abdurrahman Pacha, le chef lieutenant du célèbre Mezzo Morto Hüseyin (le Capitan Pacha reformateur du fin de 17ème siècle) et comme son épithète « Frenk » implique, un renégat Français. Avec un Français menant effectivement la stratégie navale Ottomane au commencement du 18ème siècle, il pouvait être naturel de s’inspirer de la France. A mon avis, c’est une possibilité qui mérite attention. Le nouveau type de navire des marchands d’Egypte navalisés a reçu une classification nouvelle : Karavele/Caravelle. Mais, ce mot n’était pas lié au carabela ancien des Portugais. La Karavele turque venait du « karabia/karavia » grec, un mot générique qui voulait simplement dire « trois mats carré » en vocabulaire maritime levantin du 18ème siècle. En théorie il existait deux types de caravelle : grande et petite. Le rapport vénitien du 1759 nous informe que la petite caravelle avait une quille de 78 piedi et 36 sabords : 16 à la première batterie, 14 a la seconde, 6 aux gaillards. La grande caravelle avait une quille de 92 piedi et 48 sabords : 20 a la première batterie, 18 a la seconde et 10 aux gaillards. Les documents Ottomans, à leur tour, nous informent que la quille de la petite caravelle était de plus ou moins 38 ziras et celle de la grande était 41 ziras selon le système turc de mesure. Mais aussi, surtout pendant les guerres contre Catherine II, on voit quelques caravelles même plus grandes, avec une quille de 43 ziras. L’une de ces unités, le « Ejder Başlı » (Dragon à la Proue) est capturé par les Russes lors du désastre d’Otchakov en 1788 et remis en service dans la Flotte de Mer Noire sous le nom « Leontii Moutchennik » (Le Martyr Leontius). Le chef constructeur Katasonov a même réalisé une maquette extraordinaire d’Ejder Başlı/Leontii Moutchennik, qui se trouve aujourd’hui dans la collection du Musée Central de la Marine Russe a St. Petersbourg. L’étude de cette maquette démontre une coque très particulière, qui affiche la fonction avant tout marchande de la caravelle. Les dimensions du navire sont 144’ x 44’ 5’’ x 16’ 6’’ en mesure anglaise. Le premier pont a seulement une demi-batterie avec 18 sabords, le deuxième est complet avec 24 sabords et les gaillards (surtout l’arrière) sont lourdement armés avec 16 sabords. Au total, on voit 58 sabords. Sur la plage arrière, on voit une structure très inhabituelle et gênante, en forme de dunette orientale. En fait, cette « dunette » était comme le symbole de la caravelle chez les navigateurs occidentaux du Levant, et un élément de dérision et de ridicule. Il est certain qu’une telle surcharge de la coque avec cette superstructure additionnelle ne pouvait pas aider à la stabilité. La taffarel très haute est richement ornée avec des sculptures élégantes de style florissante typiquement islamique. Fig. 3. Photo du Ejder Başlı / Leontii Moutchennik, remarquable modèle d’arsenal actuellement dans les collections du Musée Central Naval de St Pétersbourg. Ce modèle a été longtemps considéré comme représentant le Semend-i Bahr, capturé lors de la bataille de Tchesmé et renommé Rodos par les russes. Avec sa double fonction, la caravelle ottomane était l’homologue du galion espagnol ou du « East Indiaman » - « Oostvaarder » des Anglais et Hollandais. Sans doute du fait de leur utilité, les caravelles sont rapidement devenues les navires favoris de la marine ottomane. Contrairement aux propres vaisseaux de guerre qui passaient la majorité de leur vie en réserve à la Corne d’Or, les caravelles naviguant entre Constantinople et les ports du Levant pour des transports marchands étaient très visibles et devenues le symbole de la marine ottomane au 18ème siècle. En 1750, l’année qui représente le plus bas numérique de la flotte ottomane avec seulement 8 navires de guerre en condition de service à la Corne d’Or, il existait 8 caravelles à la mer. En fait, les Occidentaux ont commencé à appeler tous les vaisseaux ottomans « caravelles ». En 1768, au commencement de la guerre, il existait encore 8 unités de ce type. Mais le déroulement catastrophique de ce conflit a déclenché la fin de la caravelle. Après Tchesmé, la Porte, paniquée pour la sécurité du ravitaillement de la capitale, prit la décision fatidique de concéder aux armateurs Français une participation au transport des cargaisons entre Alexandrie et Constantinople. Cette mesure avait assuré ce ravitaillement vital sous le drapeau neutre de la puissante France ; mais après la guerre, privé de leur monopole, les négociants de Constantinople ne pouvaient guère rivaliser avec les « caravanistes » français à la mer, qui jouissaient d’un appui financier et maritime plusieurs fois supérieur au leur. Avec la chute rapide des armateurs turcs après 1770, la caravelle a aussi perdu sa raison d’être et à partir de 1778, elle a graduellement laissé sa place à une nouvelle classe de navire, la frégate. Les cinq ou six derniers caravelles qui ont survécu jusqu’au 1788, ont la plupart été perdues à Otchakov et les deux survivantes ont rapidement été démolies après la guerre. L’introduction de la frégate (firkateyn en turc) dans la marine turque est un sujet confus et mal compris. Des rapports de témoins russes de la bataille de Tchesmé et du doyen de l’historiographie navale turque, Fevzi Kurtoğlu, notent la présence de frégates dans l’escadre ottomane de la Méditerranée durant la campagne de 1770. Grâce aux études novatrices de Yusuf Alperen Aydın’s et Tuncay Zorlu, nous savons maintenant que ces anciennes hypothèses étaient fausses et étaient le résultat d’une erreur d’identification. La première frégate entrée dans la marine ottomane le fut en 1778 par un achat en Angleterre. En 1787, il y avait un total de 10 frégates opérationnelles, mais provenaient soit d’achat à l’étranger, soit de navires de ligne rasés. C’est seulement pendant les réformes du Nizam-ı Cedid que les premières vraies frégates construites en Turquie apparurent. Durant la guerre de 1787-92, les ottomans les utilisèrent régulièrement dans la ligne de bataille, et plus spécialement les cinq navires rasés qui avaient gardé leur artillerie lourde de la batterie du pont inférieur. En dessous des frégates, il y avait de grandes bombardes appelées frégates-bombardes (bomba firkateyni) et grands chébecs (şehtiye). Ces navires étaient tous des trois-mâts à gréement carré équipés de 24 à 30 sabords. La douzaine de petits croiseurs sur les listes navales de 1787 créèrent la confusion des témoins oculaires russes et causa une inflation du nombre de frégates ottomanes rencontrées lors des batailles.

LA TECHNOLOGIE NAVALE OTTOMANE : MYTHES ET REALITES

Tous les témoins oculaires non ottomans de cette époque sont unanimes à décrire les navires ottomans avec des poupes et des ponts élevés. Un rapport français de l’ère de Selim III, intitulé « Essai sur la Puissance Navale des Turcs » résume bien l’opinion générale des occidentaux avant l’ère de la réforme : Il n’y a pas encore longtemps, les vaisseaux turcs s’élevaient sur l’eau, surtout à la poupe, d’une manière disproportionnée. Le vent avait beaucoup de prise sur ces bâtiments. Ils étaient lourds dans tous leurs mouvements, toujours en dérive et d’autant plus exposés aux coups de mer, enfin dans les combats ils présentaient une large but aux boulets ennemis. Leur marche était pesante et leurs virements de bord très lents parce que leurs manœuvres étaient sans ordre et sans précision. Dans l’intérieur, les bâtiments turcs étaient grands et spacieux, construits en bois de chêne, mais les coques étaient faibles à cause de la distance entre les principaux couples. Ils n’avaient aucune longévité, en peu de temps faisaient eau sans qu’on put les en préserver par le calfatage le plus soigneux. L’artillerie de marine consistait en canons de cuivre mais d’un calibre inégal et d’un service pénible et lent. Les batteries étaient pour la plupart encombrées ce qui augmentait la lenteur et désordre. Fait intéressant, Mahmud Raif Efendi, qui a écrit en français le fameux livre de propagande sur les réformes Nizam-ı Cedid de Selim III, donne aussi la même description des navires avant les réformes à propos des innovations navales. D’un autre côté, les témoignages oculaires des russes qui étaient à la réception des canons turcs capturés, donnèrent un avis presque opposé : en ce qui concerne la qualité, les turcs avaient des navires supérieurs aux russes, avaient des coques doublées en cuivre, de très grandes voiles assurant une vitesse supérieure ; de sorte qu’ils étaient capables de dicter le lieu et l’heure de leurs des engagements selon leur décision. Grâce à la découverte des tirants d’eau des navires ottomans trouvés dans les archives russes et aux dernières recherches des chercheurs turcs, nous pouvons maintenant en tirer des conclusions définitives au regard de ces descriptions opposées. Le premier point à étudier est la poupe haute et le faible ratio longueur/largeur du kalyon ottoman. Les remarquables plans du Peleng-i Bahr/Ioann Predtetcha vérifient que les descriptions verbales sont en effet majoritairement correctes. La hauteur imposante de la poupe dans les plans attire immédiatement l’attention de même que la grande section transversale ; les mesures fournies par ce plan pour le pont principal est de 47.60 mètres et la largeur maximale de 16.3 mètres, le Peleng-i Bahr a un ratio longueur/largeur étonnant de 3/1. De telles proportions sont typiques des navires de commerce contemporains ; aucun navire de ligne russe ou occidental de l’époque n’a un ratio inférieur à 4/1. Les vérifications des descriptions des observateurs français et Mahmud Raif Efendi portent sur le second point, concernant les qualités de voilier du navire de ligne ottoman. Malheureusement le plan russe n’inclut aucun détail sur les mâts, espars et voiles ni aune autre information écrite après la capture du Peleng-i Bahr. Ainsi il n’est pas possible de confirmer les très grandes voiles et espars qui apparaissent dans les descriptions russes. Concernant les proportions, un navire avec un faible ratio longueur/largeur était plus lent et plus difficile à manœuvrer qu’un navire avec une coque plus étroite. Cela signifie-t-il que les français et Mahmud Raif Efendi étaient encore corrects ? Cependant les faits demeurent ; les navires ottomans étaient toujours capables de distancer leurs opposants russes dans les deux guerres. Un fait important constaté par les officiers russes, corroboré par les récits maritimes en langue russe, est que les coques des navires ottomans étaient doublées de cuivre contre les salissures des organismes marins, un gros avantage pour une navigation sans problème. Grâce aux recherches de Tuncay Zorlu, nous savons que cette supposition n’était pas vraie : il n’y pas de navires doublés en cuivre dans la marine turque avant 1793. Il est nécessaire de trouver la réponse à ce dilemme ailleurs. Un rapport de renseignement vénitien de 1725, récemment redécouvert, donne une description détaillée de deux trois-ponts sur les cales du chantier de Sinope en Mer Noire. Un détail majeur noté dans le rapport est que le kalyons étaient construits selon le système « charpente simple » employé à l’arsenal de Venise. Le système à « charpente simple » était la méthode standard utilisée par les byzantins, héritée par Venise et l’empire ottoman. La méthode du système à « charpente simple » aboutit à une coque très légère due au faible nombre de membrures. Il s’ensuit une coque trop fragile pour supporter des poids supplémentaires et incapable de supporter des dommages au combat. Un regard sur les plans du Pelena-i Bahr révèle une telle coque délicate avec peu de membrures et un bordage mince, presque comme une coquille d’œuf, confirmant l’observation vénitienne. Ainsi les coques « à charpente simple » relativement légères des navires de ligne ottomans, aident à expliquer leur avantage de vitesse sur les navires russes à « charpente double » et à bordages lourds, construits selon les standards océaniques. Après la qualité de la coque et les caractéristiques de manœuvrabilité d’un navire de guerre, la puissance de feu est le second facteur important. Heureusement des documents détaillés sur les canons et les allocations de munitions ont survécu dans les archives ottomanes. Comme dans les autres marines, les canons de marine ottomans étaient classés d’après le poids de leurs boulets. L’unité de poids était le kıyye, ou okka qui pesait, en théorie, 2,826 livres mais en réalité, changeait selon les régions de l’Empire. On en tire la table de conversion des calibres ottomans suivante : Calibre en Kıyyes Homologue Occidental (en Livres) 14 36 9 24 5 12 3 8 1.5 4 La marine ottomane était la seule - sauf quelques exceptions à armer tous ses kalyons et même ses petites caravelles avec une artillerie tout en bronze. Dans les flottes atlantiques et russe, seuls quelques navires de prestige étaient armés de canons de bronze. Il est bien connu dans l’histoire des canons que les canons de bronze sont plus légers, plus sûrs et supérieurs aux canons en fer jusqu’à la fin du 18e siècle. Cependant leur fabrication coûtait plus cher. Il y a une forte probabilité que cet inconvénient économique joua aussi un rôle dans la pratique ottomane de sous-armer ses bateaux de guerre du fait de la difficulté à produire assez de canons. L’arsenal naval ottoman avait aussi une arme particulière et rarement utilisée : le canons kantar. Le kantar est une vielle unité de poids, égale à 112 livres et, bien que semblant non crédible à première vue, indique le poids du boulet. Le canon kantar représente l’apogée de l’ère des bombardes dites « basilics » de la Renaissance et, comme ses prédécesseurs, tirait des boulets de marbre. Le dessin en était cependant inversé, le «basilic» avait un affût extrêmement long, par contraste l’affût du kantar était très court sans utilité sauf pour les tirs à bout portant. Alors que le boulet de marbre a une densité presque trois fois inférieure à celle du fer, le canon kantar utilisait moins de poudre à chaque tir et en conséquence leurs affûts pouvaient être fabriqués avec des enveloppes plus fines. Des affûts courts et légers induisaient qu’ils n’étaient pas plus lourds que les canons habituels du premier pont les canons kantar étaient aussi montés. Les sources vénitiennes attribuent l’invention du canon kantar au Capitan Pacha Mezzo Morto. Cette arme était initialement de deux types : affûts de 1 et 3 kantars, ce qui donnait un lanceur de pierres de 112 livres et un pierrier monstrueux de 336 livres. La première utilisation d’un canon de 1 kantar lors d’une bataille en 1697, et les premiers canons de 3 kantars furent déployés en 1717, quand un kalyon armé de deux de ces canons presque coula le vaisseau amiral vénitien à la bataille d’Imbros. Dans son rapport détaillé sur la marine ottomane, l’ambassadeur Pierre Tolstoy décrit avec dérision les canons kantars comme produisant « plus de bruit qu’autre chose ». Fig.4. Comparaison d’échelle d’un affût de 3-kantar, d’un de 1-kantar et la vue de coupe d’un affût de 3-kantar ; avec l’élingue et la poulie pour soulever l’énorme boulet de marbre de 336 livres. Ces croquis font partie d’un rapport d’espionnage vénitien de 1725. Néanmoins, Gazavat-ı Gazi Hasan Paşa (la semi-autobiographie de Gazi Hasan Pacha, le commandant opérationnel en 1770) note que le canon à marbre de 3 kantars, pouvait avoir joué un rôle dans le naufrage du vaisseau amiral russe Sv. Evstafii dans un combat rapproché durant la bataille de Tchesmé. Les canons de 1 et 3 kantars tombèrent apparemment en défaveur après Tchesmé, car il n’y a pas d’utilisation rapportée de ceux-ci pendant la guerre de 1787- 92. Cependant, dans ce conflit, chacun des «74 » ottomans portait encore des canons de 66 livres qui tiraient des boulets de marbre qui étaient appelés des « canons de ½ kantars ». L’emploi des canons kantars montre qu’ils étaient analogues aux dernières caronades, très appropriés pour les combats rapprochés qu’affectaient les ottomans. Mais quand ils étaient confrontés aux flottes russes habituées aux standards occidentaux, les armes spéciales ottomanes devenaient sans utilité. En contraste avec les navires ottomans construits et armés légèrement, les navires russes de la période 1768-92 étaient de construction lourde et surchargée avec de l’artillerie de calibre plus grand que celui initialement prévu. Cette situation était spécifiquement vraie pour les navires de la Flotte de la Mer Noire. La principale raison de cet état en était que la Flotte de la Mer Noire était conçue avant tout comme une flotte côtière de défense pour repousser des attaques ottomanes en Crimée, le premier objectif du concepteur était de fournir le maximum de puissance de feu sur chaque navire. En pratique cela amena l’invention d’une nouvelle classe de navire appelée « frégate de bataille (ou, d’escadre) » : une grande frégate armée avec des canons de calibres destinés aux vaisseaux. Le prix payé pour ce maximum de puissance était en retour un navire lent à manœuvrer et une durée de service actif réduite ; les coques surchargées devenaient rapidement arquées et donc inutilisables sous la contrainte du poids de l’artillerie. Quelques tableaux comparatifs aident à montrer cette disparité de puissance de feu entre navires russes et ottomans de même taille dans les périodes 1768- 74 et 1787-92. *- 2 canons ½ kantars en plus **- 4 canons ½ kantars en plus (Les canons kantars ne sont pas décomptés dans la puissance de feu). Le troisième et dernier paramètre à considérer est la quantité de main d’œuvre utilisée par les navires ottomans. Les rôles d’équipages de la guerre 1787- 92 met en évidence des équipages très importants présents à bord des navires ottomans. En 1790, les vaisseaux-amiraux de 72-74 canons avaient de 850 à 900 hommes, les vaisseaux de 58 à 66 avaient de 600 à 750 hommes, et ceux de 52 à 56 avaient de 400 à 500 hommes. En contraste, le 80 canons russe Rozhdestvo Christovo avait 560 hommes, un vaisseau type de 66 canons en portait 476, et les « frégates de combat » comme le 50 canons Georqii Pobiedonosets en avaient 322. Malheureusement, les rôles d’équipage de la campagne de 1770 ne sont pas connus. Cependant, comme l’écrit le Capitan Pacha Mandalzade Hüsameddin, son escadre avait seulement la moitié des hommes nécessaires et ce fut le facteur clef de l’ultime défaite à Tchesmé. Comme Hüsameddin Pacha se plaignait que pour son vaisseau-amiral (un 74) « 500 hommes étaient nécessaires pour la manœuvre du navire, et 500 de plus pour le combat », nous pouvons dire que les équipages de 1790 étaient aussi la norme en 1770. Une curieuse image émerge de tout ceci : comparés à leurs adversaires ottomans qui étaient sous-armés avec des canons de calibre inférieurs, les navires russes surchargés avec leurs canons de gros calibre, étaient manœuvrés avec presque moitié moins d’hommes. Les disparités entre les flottes russes et ottomanes à la fois dans la construction, l’armement et l’effectif, étaient le résultat de conceptions très différentes de la compréhension et de l’emploi de la puissance navale.

CONCLUSION

Ce court examen des preuves écrites et visuelles sur la technologie navale ottomane dans la seconde moitié du 18e siècle révèle un surprenant tableau : des navires courts, larges et spacieux avec des arrières importants et des coques construites légèrement, sous-armées à l’extrême, et un énorme nombre d’hommes entassés. A la lumière de l’information disponible, on en déduit que les sujets de discussion ici sont les navires de guerre et non les navires marchands. Pourquoi alors, les ottomans ont-ils persisté à construire des navires inadaptés à la guerre ? Etait-ce à cause d’un conservatisme aveugle ? de l’incompétence ? d’un manque de créativité ? Il y a bien sûr les réponses données par les observateurs contemporains comme le baron de Tott et William Eton. L’opinion unanime sur la technologie maritime ottomane, paraphrasée de Tott (même dans un texte soi-disant savant publié en 2011), était que les navires de guerre ottomans avaient des ponts élevés pour laisser passer les turbans Quittons cette caricature en cherchant une explication précise, ma proposition est de ré-évaluer le raisonnement que les ottomans suivaient pour comprendre et employer la puissance navale au 18e siècle. Jusqu’à l’époque de John Guilmartin Jr., faisant une étude sur la puissance navale et la guerre navale en Méditerranée à l’époque de la Renaissance, le paradigme « command of the sea » de Alfred Mahan, bâti sur des flottes de haute mer et la bataille décisive était généralement l’approche dominante des études sur les puissances navales méditerranéennes. John Guilmaritn Jr. démantela correctement cette compréhension sclérosée, soulignant les limitations des flottes de galères qui étaient les systèmes d’armes dominant de la région. A la place, Il clarifia la nature amphibie de la guerre en Méditerranée et démontra que les campagnes navales décisives de la région étaient en fait des opérations amphibies pour prendre ou garder les ports fortifiés stratégiques des flottes de galères. Encore que Guilmartin lui-même souscrit à la théorie des flottes de guerre, suivant l’intrusion à grande échelle des flottes hollandaises et anglaises dans la seconde moitié du 17ème siècle. C’est un pas en arrière comme il peut être argumenté indépendamment du changement de technologie, le modèle de guerre navale méditerranéenne est démonstrativement valable jusqu’à la fin du 18e. La puissance de la marine ottomane en est la preuve. Le navire à voiles peut avoir été mature dans le courant du 17e siècle et avoir établi sa supériorité opérationnelle sur le navire à rames aux alentours de 1680, la géographie maritime de l’empire Ottoman, naturellement, n’a pas changé. Cet empire levantin était condamné à opérer dans des eaux étroites et peu profondes, dotées de centaines d’îles et de goulets fortifiés qui dominaient les principales routes commerciales de la région, et plus spécialement l’axe Alexandrie-Constantinople qui jouait un rôle vital dans l’approvisionnement de la capitale. De plus, les ottomans n’avaient pas d’opposants navals dans leurs eaux, sauf Venise qui, elle aussi, comprenait et appliquait la puissance navale de la même manière: transportant hommes, munitions et ravitaillements entre ses points d’appui, portant assistance avec une puissance de feu pour couvrir les parties terrestres ou repousser les assaillants et en temps de paix, patrouiller les voies commerciales contre les pirates. Les navires à voiles entrèrent dans ce contexte non en remplacement des galères mais en complément pour travailler en conjonction avec elles. Bien sûr, jusqu’à l’époque Nizam-ı Cedid, les navires à rames continuèrent non seulement à opérer mais en fait dépassaient en nombre les navires à voiles. Le navire à voiles était un rempart vital derrière lequel les navires à rames de la guerre amphibie pouvaient opérer en sécurité. Donc la technologie particulière de la pré-réforme du kalyon peut seulement être comprise que si cette symbiotique existence est présente à l’esprit. Ce n’était pas un outil pour les duels océaniques, mais plutôt un grand et spacieux transport avec un espace pour loger un nombre maximum de soldats et d’approvisionnements. Et encore, dans le but d’obtenir la meilleure vitesse possible en dépit de ses proportions désavantageuse, il était construit avec une coque légère quoique fragile. Comme sa tolérance au poids était faible, sa puissance de feu devait être sacrifiée. En conséquence, la marine ottomane était unique à l’âge de la voile, construisant sa méthodologie de combat sur la puissance humaine plutôt que sur la puissance de feu. L’imposante poupe du kalyon était une tour de siège dans laquelle étaient placés les tireurs et les mousquetaires durant tous les combats de la guerre de 1787-92, dans laquelle les ottomans étaient habituellement à l’offensive, les ordres des commandants ottomans étaient de se « porter rapidement sur l’adversaire de même taille et de lancer l’abordage ». Un tel concept opérationnel pouvait être en totale opposition avec la pratique établie dans le reste de l’Europe, mais c’était ce que les ottomans appliquaient de fait dans leur théâtre d’opérations levantin. L’évaluation de la puissance navale ottomane à l’âge de la voile, met en avant la question suivante : si la technologie navale ottomane était appropriée à ces situations particulières, pourquoi les ottomans ressentaient finalement un tel besoin de changer et donc, de de s’adapter aux standards océaniques ? C’était parce que l’émergence de la nouvelle marine russe avait changé les règles du jeu. Une fois que la perte de la Crimée et de la plupart de la côte nord de la Mer Noire, le frontière fut repoussée sur la mer. En outre, la défense ou la contre-attaque contre cette menace mortelle devait en premier lieu affronté la flotte russe de la Mer Noire une flotte construite et entraînée pour le combat. Les ottomans prédirent ce qui devait arriver et le premier kalyon qui pourrait combattre les nouveaux, le 74 canons Mukaddeme-i Nusret (Le Commencement des Victoires) fut lancé en 1787. Construite par J. S. Le Roy, ce vaisseau était pratiquement une copie du légendaire « Courageux » du 1753, comme on le comprend par ses dimensions détaillées, conservées dans les archives Russes. Le Courageux était l’un des meilleurs types de vaisseau de 74 canons de tous les temps, que la marine anglaise copiait régulièrement, même au commencement du 19ème siècle ! Par le lancement du Nizam-i Cedid en 1793, la révolution des affaires navales ottomanes était en pleine essor. Cependant, par une grande ironie de l’histoire, les très bons résultats obtenus par les réformes de Selim III, ne furent pas utilisées contre les russes, mais au contraire dans une alliance avec l’Empire Russe contre la France révolutionnaire au cours de la guerre de la Seconde Coalition.

SOURCES

Documents d’Archives

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Table 1. Puissance de feu comparative en 1774
NAVIRE
1er PONT
2éme PONT
GAILLARDS
BORDEE en livres
Mansuriye 62
24x24*
28x12
8x8
488
Rostislav 66
24x24
26x12
16x6
492
Berid-i-Fûtûh 32
16x12
10x8
6x4
148
Nadezhda 34
20x12
-
14x6
162
Table 2. Puissance de feu comparative en 1790
NAVIRE
1er PONT
2ème PONT
GAILLARDS
BORDEE en livres
Melik-i Bahr 72
24x36**
28x24
14x12 + 2x24
876
Rozhdestovo 80
30x36
30x18
20x8
890
Peleng-i Bahr 66
26x24
26x12
12x8 + 2x12
522
Sv. Pavel 66
26x30
24x12
16x6
582
Burc-i Zafer 42
12x12
22x8
8x6
178
G. Pobiedonosets 50
28x24
-
24x6
408
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