Bordeaux Aquitaine Marine
La famille de l’absent
ou le sort des familles de marins disparus en mer.
Ci-dessous,
un
article
de
Charles
CANIVET
(Jean
de
Nivelle)
relayant
un
rapport
de
Courcy
(par
aille
urs
fondateur
de
la
Société
de
secours
aux
familles
des marins français naufragés) sur l'application de la législation en matière d'absence (voir 1la Réforme sociale TIV p 231 (1882))
- extrait du journal Le Soleil 03/09/1882
«
M.
Alfred
de
Courcy,
dont
la
sollicitude
pour
nos
populations
maritimes
se
traduit
autrement
que
par
des
paroles,
semble
s'être
engagé
d'honneur
à
combattre
et
à
réduire
toutes
les
servitudes
qui
pèsent
sur
ces
malheureuses
gens,
si
rudement
et
si
fréquemment
éprouvés.
Nos
lecteurs
connaissent
maintenant
le
fonctionnement
de
la
société
qu'il
préside,
qui
prend
de
l'extension,
de
jour
en
jour,
et
qui,
à
un
moment
donné,
suffira
à
parer
à
tous
les
désastres,
si
nous
parvenons
tous,
dans
la
presse,
non
seulement
à
en
faire
comprendre
le
mécanisme,
mais
à
en
expliquer
l'action
efficace
et
humaine.
Mais
cela
ne
suffit
pas
à
M.
Alfred
de
Courcy
et
son
attention
s'est
portée
sur
certaines
anomalies
qui
pèsent,
de
tout
leur
poids
sur
les
populations
riveraines,
dans
certaines
régions
de
la
France,
et
qui
sont
fatalement
riches
en conséquences déplorables.
Il
s'agit
de
la
justification
de
l'absence
et
des
formalités
à
remplir
pour
qu'une
veuve
de
marin
disparu
soit
autorisée
à
contracter
mariage.
Or,
on
ne
sait
pas
à
combien
d'interprétations
l'absence
est
soumise.
M.
de
Courcy
les
énumère,
dans
un
rapport
des
plus
intéressants
lu
à
la
Société
d'économie
sociale,
dans
la
séance
du
29
janvier
dernier,
et
publié
dans
la
Réforme
sociale1,
revue
fondée
par
l'illustre
M.
Le
Play
et
que
les
élèves
du
savant
économiste
continuent,
comme
un
hommage
rendu
à
la
mémoire
de
leur
maître.
Or,
dans
nombre
de
régions,
la
loi
est
subordonnée
à
la
coutume.
Autant
de
contrées,
autant
d'interprétations,
de
sorte
que
si
l'absent
est
ici
considéré
comme
mort,
au
bout
d'un
délai
relativement
court,
là
il
n'existe,
pour
la
veuve,
aucun
moyen
de
contracter
un
nouveau
mariage,
ou
bien
ces
moyens
sont tellement absurdes et surchargés d'impossibilités, que le veuvage peut être considéré comme éternel.
La
loi,
dans
de
telles
conditions,
ne
peut
rien
consacrer
de
plus
immoral
et
en
même
temps
de
plus
préjudiciable
aux
survivants.
Il
ne
faut
pas
oublier
qu'on
se
marie
jeune,
au
bord
de
la
mer,
et
qu'on
s'y
préoccupe
fort
peu
des
considérations
de
tout
ordre
mises
en
avant
par
Malthus
et
prônées
par
ses
disciples.
Pendant
que
l'homme
est
à
la
mer,
soit
qu'il
se
livre
à
la
pêche
côtière,
soit
qu'il
s'enrôle
pour
des
campagnes
lointaines
et
longues,
la
mère
élève
la
famille.
L'armateur,
du
moins
je
le
suppose,
se
charge,
pendant
la
durée
de
l'expédition,
de
lui
compter
tout
ou
partie
de
la
solde
du
mari.
Si
je
ne
me
trompe,
c'est
ce
que
Ion
nomme,
en
langage
technique,
la
délégation.
Mais
les
campagnes
lointaines,
surtout
à
la
pêche
de
la
morue,
ne
sont
pas
sans
de
graves
dangers.
Ce
sont
navires
qui
coulent
bas
dans
une
bourrasque
soudaine
ou
que
des
glaces
flottantes
surprennent
et
écrasent,
sans
qu'il
y
ait
moyen,
le
plus
souvent
de
porter secours aux victimes.
Au
bout
d'un
délai
plus
ou
moins
long,
la
nouvelle
en
arrive
dans
les
ports
d'armement
;
tant
de
navires
perdus
irrévocablement,
montés
par
tant
d'hommes,
par
conséquent,
tant
de
veuves
et
d'orphelins
ou
de
vieux
parents
infirmes
privés,
tout
à
coup,
de
leurs
moyens
d'existence.
Le
calcul
n'est
pas
long
à
faire,
et
il
est
considéré
comme
définitif.
Partant,
plus
de
délégation
;
les
vivres
sont
coupés
spontanément,
et
c'est
la
charité
publique
qui
se
charge
de
combler
le
déficit
et
de
tirer
de
misère
ces
centaines
de
victimes
annuelles
de
la
mer
mises
à
merci
par
un
naufrage.
On
y
arrive,
c'est
certain,
et,
depuis
quelques
années,
la
sollicitude
publique,
à
l'égard
de
ces
déshérités,
se
manifeste,
en
toute
occasion,
d'une
manière
vraiment
merveilleuse.
Mais,
il
y
a
des
lacunes
que
la
charité
publique
ne
comble
pas
;
elle
ne
peut
rien,
entre autres, en faveur de la situation de la veuve du marin, quand cet état de veuvage n'a pas été consacré par une preuve matérielle.
En
de
certaines
régions,
comme
le
démontre
M.
de
Courcy,
la
coutume
l'emporte
sur
la
loi,
et
les
veuves
de
marins
morts
à
la
mer,
sans
que
l'on
ait
rien
revu
d'eux
et
des
navires
qu'ils
montaient,
peuvent
être
autorisés,
par
grâce
spéciale,
autrement
dit
coutume
locale,
à
se
remarier
après
un
délai
raisonnable.
Mais
il
n'en
est
pas
ainsi
partout.
Sur
les
côtes
méditerranéennes,
par
exemple,
où
les
naufrages
corps
et
biens
sont
cependant
fort
rares,
en
tous
cas
beaucoup
moins
fréquents
que
sur
les
côtes
de
l'Océan
et
de
la
Manche,
il
n'est
pas
précisément
facile
aux
veuves
de
contracter
de
nouveaux
liens,
la
question
étant
réglée
par
une
coutume
ancienne
qui
prévoyait,
sans
doute,
la
capture
des
équipages
par
les
pirates
barbaresques
et
l'impossibilité,
pour
les
malheureux,
de
faire
parvenir
de
leurs
nouvelles.
Il
y
a
beaux
jours
qu'il
n'est
plus
question
de
cela
et
que
les
pirates
ont
rentré
leurs
griffes,
mais
la
coutume
demeure,
imperturbable,
et
comme
toute fière de ses quartiers de noblesse.
À
l'opposite,
à
Dunkerque
et
à
Boulogne,
par
exemple,
on
est
plus
coulant,
et
de
l'absence
quelque
peu
prolongée
des
gens
de
mer,
on
conclut
assez
facilement
à
la
mort.
En
revenant
du
côté
de
l'Océan,
c'est
pire,
et
là
on
se
trouve
aux
prises
avec
les
plus
vieux
errements.
On
y
croit
encore,
sans
aucun
doute,
aux
réapparitions
d'hommes
absents
depuis
des
années
et
des
années,
et
l'on
aime
à
s'imaginer
que
la
mer
garde
encore
des
secrets
et
que
des
malheureux,
échoués
sur
des
îles
solitaires,
n'ont
aucun
moyen
de
se
manifester
au
monde
et
pensent
toujours
revenir,
grâce
à
des
miracles
accrédités
par
des
romans
ou
des
récits
merveilleux.
Là,
la
veuve
du
marin
disparu
a
bien
des
chances
de
ne
pouvoir
contracter
un
nouveau
mariage.
Des
hypothèses
bizarres
et
d'étranges
scrupules
la
maintiennent
dans
son
état
de
veuvage,
et
l'on
assiste,
grâce
au
rapport
de
M.
de
Courcy,
aux
conséquences
déplorables
d'un
pareil
système,
à
la
misère
certaine
et
à
l'inconduite
probable,
hélas!
quand
la
veuve
est
encore
jeune,
recherchée
et
se
voit
contrainte,
pour
ainsi
dire,
de
faire
commerce
de
sa
beauté
ou
de
sa
jeunesse,
puisque
la
vie
honnête
de
famille
lui
est
interdite,
ou
du
moins
permise
avec
des
délais
tels
qu'elle
a
le
temps
de
mourir,
ou
de
vieillir,
ce
qui
ne
vaut pas mieux.
Il
est
certain
que,
de
nos
jours,
toutes
ces
anciennes
coutumes,
nées
des
temps
mêmes
où
elles
ont
été
conçues,
sont
inutiles
et
démodées,
et
qu'une
législation
unique
devrait
en
faire
bonne
justice,
en
plaçant
toutes
les
populations
maritimes
sous
un
régime
identique.
Il
faut
faire
entrer
dans
les
oubliettes
ces
retours miraculeux, qu'on semble vouloir mettre encore en ligne de compte et auxquels les plus simples ne voudraient plus croire.
La
vapeur
et
le
télégraphe
ont
singulièrement
transformé
les
choses,
depuis
moins
d'un
demi-siècle,
et
c'est
presque
à
défier
quelqu'un
de
se
cacher
dans
telle
solitude
qu'on
voudra
sans
qu'on
l'y
retrouve,
ou
plutôt
il
est
difficile
qu'un
individu
se
trouve
égaré
sur
quelque
point
du
globe
sans
pouvoir
donner
de
ses
nouvelles.
Par
suite,
au
bout
d'un
délai
moral
raisonnable,
l'absent
peut
et
doit
être
considéré
comme
mort.
Alors,
à
quoi
bon
ces
applications
persistantes
de
législations
locales
faites
pour
d'autres
temps
et
sous
le
régime
desquelles
il
peut
arriver
qu'un
homme
disparu
dans
un
grain,
à
deux
lieues
du
rivage,
soit
considéré
comme
absent
et
non
comme
mort,
si
la
mer
garde
son
cadavre
?
M.
Alfred
de
Courcy
a
présenté,
à
ce
sujet,
des
observations
d'une
extrême
justesse
et
qui
ne
pourront
manquer
de
frapper
les
esprits
sages,
soucieux,
comme
lui,
de
tout
ce
qui
peut
améliorer
la
situation
matérielle
et
morale
de
pauvres
gens
soumis
encore
aux
capricieuses
décisions
du
passé,
sans
nul
souci
des
progrès
accomplis
et
des
conditions
nouvelles
qui
devraient
être
la
conséquence
immédiate
de
tout
état de choses nouveau.
Jean de Nivelle
.