Bordeaux Aquitaine Marine

La marine égyptienne en 1840

extrait du livre de Joseph Pocard-Kerviler - Souvenirs d'un vieux capitaine de frégate - 1889 Nous sommes en 1840. Mehemet Ali règne sur une Egypte qu'il a libéré du joug ottoman depuis une dizaine d'années. Sous la pression anglo- franco-russe qui recherchent une solution diplomatique, il devra céder et réintégrer l'empire ottoman. Seuls les français le soutiennent.

Visite à bord de divers vaisseaux ou frégates turcs ou égyptiens

Mehemet Ali en inspection Cet après midi je fus avec le commandant visiter divers bâtiments turcs ou égyptiens mouillés dans la rade. Nous fûmes partout reçus avec la plus grande considération. Nous parcourûmes depuis le pont jusqu’à la cale tous les bâtiments à bord desquels nous montâmes et nous pûmes nous convaincre de ce que l’on peut obtenir des arabes en s’en occupant un peu. Le premier que nous visitâmes fut le vaisseau turc à trois ponts Le Mammouth (Makmoudieh en turc). C’est certes le plus grand que j’aie jamais vu. Les batteries sont d’une hauteur et d’une largeur extraordinaire ; sa tenue est très bonne sous le rapport de la propreté ; ses aménagements refaits ici ressemblent presque en tous points aux nôtres. En un mot c’est un magnifique bâtiment, auquel il ne manque que l’âme des matelots, d’adroits canonniers et surtout de bons officiers pour qu’il soit présentable à un ennemi quelconque. Nous fûmes de là à bord du second trois ponts qui forme le centre de la ligne d’embossage. Quelle différence ! Autant le premier est large, haut, fort, autant celui-ci est étroit, mesquin, mal tenu. C’est un vaisseau turc dans la force du terme. Il est du reste aux trois quarts pourri et on s’occupe maintenant d’en dégager et d’en installer le faux-pont et les soutes auxquelles on ne connaissait rien naguère. Toute son artillerie est en bronze. Ce sont de vieilles pièces turques de tous les calibres qui peuvent avoir une grande valeur commerciale, mais qui le jour du combat ne vaudraient certes pas de bonnes pièces en fer. Nous poursuivions notre visite à bord du vaisseau numéro 2, un des premiers construits en toute hâte par Monsieur Cérisy. Celui-ci ne porte que cent canons, mais ils sont tous excellents. La propreté y est admirable et les installations fort bien entendues. Seulement il est cassé et avarié en plusieurs endroits. Mais outre qu’il est à flot depuis huit ou neuf ans et qu’il a été construit avec du bois vert en moins de six mois, il a été déjà deux fois abattu en carène et c’est ce qui lui a donné ces divers tours de reins que l’on y remarque. Nous passâmes encore à bord d’une grande frégate construite à l'américaine à Constantinople et enfin à bord de la jolie corvette mouillée tout près de nous. C’était celle que je désirais le plus visiter. Quels beaux gaillards, et comme ils sont larges et bien battants, armés avec des canons obusiers de 30 venus de France. Comme son entrepont est haut et large, comme son carré, la chambre du commandant, la dunette, sont élégants et bien distribués. On a certes ici sacrifié un peu à la commodité del’état-major, mais elle a été construite pour Saïd Bey qui l’a commandée d’abord et tout cela ne lui ôterait rien de ses qualités de bâtiment de guerre, si l’on élargissait un peu le logement de l’équipage au détriment de celui des officiers. Elle est maintenant sous les ordres d’un abyssinien très foncé, jeune homme très instruit dit-on, bon et plein de zèle et d’activité. Toute la flotte a son personnel complet, mais depuis quelque temps on a mêlé les équipages en mettant moitié turcs et moitié égyptiens sur tous ces navires. Le commandant n’en paraissait pas mécontent, du moins il le disait, mais Saïd Bey nous soutenait l’autre jour que les arabes valaient dix fois les turcs comme matelots et canonniers et qu’en les mêlant ainsi on avait plus perdu que gagné. Je suis assez de son avis car j’aimerais mieux dix bons équipages et neuf mauvais, que dix neuf vaisseaux sur lesquels je ne pourrais pas compter. En somme le matériel et l’armement de l’escadre sont généralement bons et beaux, elle ne le cède à aucune autre pour la propreté, le luisant de ses canons et ce que l’on a appelé longtemps la tenue d’un navire. Mais les équipages sont faibles et peu instruits. Ils font très bien dit-on l’exercice des canons, mais cet ordre se maintiendrait-il dans le combat. Les chefs de pièce savent-ils pointer, c’est ce dont je doute jusqu’à ce que l’expérience me le prouve. le trois-ponts égyptien Mahmoudieh. Promenade dans l’arsenal 9 Novembre 1840 - Je fus hier avec le commandant visiter l’arsenal et je pus me convaincre des immenses résultats que peut obtenir une volonté ferme avec un peu de despotisme, lors même qu’elle manque de ressources. Car depuis dix ans cette volonté active de Mehemet Ali, dirigée d’abord par Monsieur Cérisy puis par ses élèves, a crée un arsenal qu’en France avec aussi peu de moyens, mais qu’avec des ouvriers faits on eut été en peine à établir en plus de temps. Et ici il a été obligé de faire des ouvriers de gens qui n’avaient jamais touché un marteau, une herminette, une lime, un pinceau, qui n’avaient jamais vu un creuset, un four. Il a fait des lentilles avec des hommes qui jusqu’alors ont ignoré l’existence du verre. C’est que cette volonté était là, c’est que les arabes ont une intelligence qui n’a besoin que d'être développée, c’est que la verge de fer s’appesantissait sur le mauvais vouloir, c’est qu’il maîtrisait par le châtiment la paresse et la nonchalance. Nous entrâmes dans l’arsenal par la chaîne qui ferme la nuit du côté de la rade. Un jeune homme qui comprit que nous désirions le visiter nous conduisit devant l’intendant, le directeur du port sans doute. Celui-ci nous reçut de la manière la plus gracieuse, fit appeler Hassan Effendi, ingénieur en chef des constructions navales, le pria de bien vouloir nous diriger et nous commençâmes notre inspection, sous ses auspices. Hassan est un égyptien, un arabe qui a étudié en France et qui est resté longtemps attaché aux constructions dans le port de Toulon. Sa figure est belle et noble, ses manières aisées et bienveillantes, parlant parfaitement le français. Nous ne pouvions avoir un meilleur cicérone. Nous visitâmes avec lui les forges, les fonderies, les ateliers de la menuiserie, de la sculpture, l’atelier des boussoles, de la peinturerie, des pompes, cabestans, gouvernails, la poulierie,la corderie... Partout il nous a été facile de remarquer un plan jeté, des édifices convenables, spacieux mais construits à la presse, partant peu soignés et n’ayant pas devant eux une longue existence. En tout certes pas des monuments si l’on excepte quatre belles salles de construction et un chantier de seize cabestans que l’on installe pour haler un vaisseau sur les chantiers. Mais quand on songe qu’il y a encore moins de dix ans, l’espace occupé par tous ces magasins, tous ces chantiers, tous ces quais n’était autre chose qu’une plage sableuse ; quand on apprend qu’un port au bassin aussi grand que celui de Toulon a été fermé par une digue en maçonnerie de plus de 2.000 mètres de développement par cinq ou six brasses d’eau ; quand on considère qu’en même temps que tous ces travaux s’exécutaient, qu’en même temps que l’on créait ces ateliers, des vaisseaux de cent canons étaient mis en construction dans la vase et sur de simples pilotis, que tous ces vaisseaux étaient achevés pour être mis à l’eau en huit ou dix mois, que tout en un mot devait marcher ensemble ateliers, outils, construction ; quand on pense enfin que tout cela, dirigé seulement par un ingénieur et quelques maîtres européens, a été exécuté par des arabes, des habitants du désert et des bords du Nil, on ne sait ce dont on doit s'étonner le plus, ou l’aptitude de la population à exécuter tout ce qu’on lui fait entreprendre, ou bien le génie directeur qui concevait, ne se décourageant de rien, faisant exécuter en moins de temps presque qu’on a à le concevoir des travaux qui eussent paru impossibles et presque chimériques à tout le monde.

Un géant renaît de ses cendres malgré l’Angleterre

Et tout cela a été entrepris s’est exécuté au milieu des embarras, des entraves, des attentes d’une guerre continue en Morée d’abord, puis en Egypte puis en Arabie, puis en Syrie et maintenant contre l’Angleterre qui peut-être effrayée de la marche rapide, des progrès prodigieux de cet empire qui renaît de ses cendres, de ce géant d’autrefois dont la grandeur est si près de la naissance, veut étouffer au berceau, tant elle a peur que ses productions ne rivalisent bientôt avec les siennes, tant dans son égoïsme industriel et mercantile elle redoute tout ce qui est grand et beau. Le génie de quelque manière qu’il se montre efface les pacotilleurs parvenus qui n’en ont pas. La guerre actuelle contre l’Egypte dont l'Angleterre cherche à écraser la tête qui se relève est ignoble, car elle n’a pour but que de ruiner un pays qui se régénère, au profit d’une simple spéculation mercantile, au profit d’un passage libre pour l’Inde par la mer Rouge, cela joint peut-être à la peur d’avoir bientôt une rivale pour l’exploitation de telle ou telle branche du commerce et de l'industrie. L’arsenal d’Alexandrie est maintenant un vaste atelier qui se suffit à lui même. On y fait de tout : on y coule on y polit le verre, on y construit des instruments nautiques, on y fabrique de vastes tapis sirés ( ?), on y réduit du minerai. Rien n’y manque et ce sont des arabes qui y travaillent exclusivement. C’est une population nous disait Hassan Effendi, docile, intelligente, travailleuse quand on la pousse un peu et qui se prête merveilleusement à tout. Il suffit de montrer à ces hommes pour qu’ils fassent peu à peu. Lorsque les européens ont eu dégrossi, formé des ouvriers, Méhemet Ali les a congédiés pour les remplacer par des maîtres et contremaîtres indigènes. Il n’y a plus dans l’arsenal que deux français et un anglais. Les turcs sont exclus de ces travaux et j’entends par turcs les égyptiens qui ne sont pas de race arabe. Ils sont bien moins propres que ceux-ci aux divers travaux auxquels on les a employés. Ils ont la tête plus dure. carte de l'ancien port d'Alexandrie. Les ouvriers du port dont le nombre s’élève à 3.000 sont enrégimentés et connaissent parfaitement l’exercice. Leur caserne est située derrière l’arsenal et ils y trouvent vivres, logement, habillement. Les hommes mariés seuls peuvent rejoindre leurs femmes après le travail et le pacha leur a fait construire des cases où ils logent leurs familles. Tous ces hommes sont nourris et logés, mais ils ne sont pas payés. Le trésor manque d’argent. Il leur est dû quinze mois de solde arriérée et cependant cette solde n’est pas considérable, 20, 30 ou 36 piastres par mois. La piastre égyptienne vaut à peine 35 centimes de notre monnaie ce qui fait pour un malheureux cinq francs, sept francs cinquante et neuf francs. Du reste les officiers, supérieurs et autres, sont dans le même cas. Ils n’ont pas même de quoi s’entretenir. Le traitement de table seul leur est payé et il leur suffit à peine à se nourrir proprement, mais il ne leur en reste pas un sou.
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