Bordeaux Aquitaine Marine
Pour ce qui regarde les vivres, je crois qu'il faut avoir du pain pour deux
ans, et de l'eau-de-vie à peu près pour autant, au moins de quoi en
pouvoir donner pendant ce temps-là un repas par jour aux équipages.
Pour les autres vivres, dix-huit mois suffiront, la pêche et la chasse
fournissent presque toujours dans tous les endroits où il s'en trouvera à
acheter, ce qui arrivera plusieurs fois dans la campagne.
On doit porter de la farine au moins pour les trois quarts de la campagne,
du biscuit seulement pour six mois tout au plus, ce biscuit ne servira que
dans les mauvais temps pendant lesquels on ne pourra pas faire de pain,
ce qui n'arrivera presque jamais, et pour porter dans les chaloupes
lorsque l'on ira avec quelques détachements reconnaître la côte ou le
pays; les fours étant continuellement échauffés sont entretenus dans leur
chaleur avec si peu de bois, qu'il n'en faut presque pas plus qu'à
l'ordinaire ; et si l'on voulait, à l'imitation des Anglais, les faire sous les
cuisines, le feu que l'on y fait entretiendrait toujours les fours dans leur
chaleur, de manière qu'étant une fois échauffés, on pourrait faire plus de
dix fournées de pain tous les jours avant que le feu fût éteint le soir ;
mais il ne faut pas manquer d'emporter de la brique et de la chaux pour
raccommoder les fours et les cheminées en cas de besoin. J'ai été vingt
mois en mer sans avoir été obligé de toucher au mien, ni au four dans
lequel on faisait du pain pour deux cent cinquante hommes, à quinze
onces par jour.
L'eau est une des choses à laquelle il faut le plus donner d'attention, ainsi
on ne peut prendre trop de précaution pour n'en pas manquer, la santé
des équipages dépendant en partie d'en avoir de bonne et d'en avoir
suffisamment. Or comme c'est en quelque façon faire de l'eau que de
n'en point consommer sans nécessité, je crois que le plus sûr moyen de
l'épargner est de faire tous les couvercles des chaudières des équipages
voûtés comme un alambic, avec une décharge ; par ce moyen on ne fera
jamais cuire aucun légume, viande ni morue sans retirer les deux tiers de
l'eau qui aura été mise dans la chaudière, étant constamment vrai que de
trois pintes d'eau, il y en a toujours deux qui s'en vont en vapeur,
lesquelles se recueilleront dans un chaudron près de la chaudière,
moyennant que les couvercles des chaudières soient voûtés avec une
rigole tout autour, comme je viens de le dire.
On pourrait aussi avoir des machines pareilles à celle dont les Anglais
se servent dans le besoin pour dessaler l'eau de la mer, et pour faire de
l'eau douce dans des mouillages où il ne s'en trouve pas.
À l'égard du nombre et qualité des équipages, je crois qu'il faut autant
qu'il sera possible se servir de jeunes gens qui ne soient point mariés ni
chargés de famille, afin que la longueur du chemin et du voyage ne leur
fasse pas de peine. Cependant il est bon que les principaux officiers
mariniers soient gens connus, et engagés par rapport à leur famille à se
contenir dans la fidélité. Je voudrais aussi que dans chaque vaisseau il y
eût une trentaine de soldats de Compagnie de marine. L'antipathie qui
est ordinairement entre les matelots et les soldats ne contribue pas
peu à tenir les uns et les autres dans le respect.
Pour les volontaires, je n'en voudrais aucun qui n'eût été à la mer, à
moins que ce ne fussent des gens qui s'accordassent pour faire partie
de ceux qui doivent rester dans les établissements, et qui
s'obligeassent à le faire. Mais enfin comptant les matelots, soldats,
volontaires, ouvriers, commis, écrivains, officiers mariniers, il faut avoir
au moins sept cents hommes, étant absolument nécessaire d'en garder
au moins trois cent cinquante à garder les établissements et à s'y
fortifier. Mais il faut établir pour règle générale que personne
absolument ne sera exempt de faire le quart lorsque les navires seront
à la mer.
La saison pour passer dans le détroit de Magellan est dans les mois de
décembre et de janvier. Il faut tâcher d'être rendu à l'embouchure du
détroit vers la fin novembre, et pour cet effet, il faut partir tout au plus
tard le dix du mois de juin des ports de France, afin d'avoir environ six
mois pour faire ce trajet; on pourra à cet égard prendre un vent
favorable pour y être rendu plus tôt. Et même si l'on voulait ne toucher
en aucun endroit, on pourrait aisément faire cette navigation et se
rendre au cap des Vierges en moins de quatre mois, mais les équipages
ne s'en trouveraient pas mieux, joint à la difficulté de porter de l'eau
pour ce temps-là. Ainsi je conclus pour le bien des équipages, qu'il faut
chercher au moins deux fois des mouillages pendant cette traversée,
desquels les équipages puissent avoir toutes sortes de
rafraîchissements et se délasser un peu des fatigues de la mer.
Préparation d'un voyage à la Terre de Feu
Ce texte est extrait du « Mémoire pour le voyage de la mer du sud » rédigé par De Gennes. Il a été rédigé en vue de la préparation de l’expédition
de Beauschesne à la Terre de Feu de 1698 à 1701. Ce passage met en valeur le préparation minutieuse de chaque expédition de l’époque pour tout
ce qui a trait à l’alimentation des équipages.
Extrait de l’ouvrage de Julie Boch - Périple de Beauchesne à la Terre de Feu – Transboréal, Paris, 2003,pp328-330