Bordeaux Aquitaine Marine
Les femmes et la Mer au temps de la voile
Article de Alain Clouet paru dans la Chronique d’Histoire Maritime, juin 2012
Dans son livre "Seafaring women", Linda Grant de Pauw met un éclairage nouveau
sur le rôle des
femmes dans la guerre navale. Si l'on a quelques vagues souvenirs de
femmes commandant des
pirates, bien peu d'entre nous savent que des femmes ont
joué un rôle parfois important sur les
navires de guerre, et ce, depuis les temps les
plus reculés. Elle nous rappelle entre autres que des
femmes commandaient des
navires lors de deux batailles célèbres de l'Antiquité : Salamis en 480
avant JC et
Actium en 31 avant JC.
Elle nous cite aussi l'exemple de la bretonne Jeanne de
Belleville qui arma trois navires contre les
français pour se venger de son mari
exécuté pour espionnage au profit des anglais, et ravagea la côte
normande. Une autre capitaine célèbre fut la corsaire irlandaise Grania Naile (ou O'Malley) qui
conduisait des galères plus ou moins pirates au 16e siècle .
Mais il faut reconnaître que la littérature, et spécialement la littérature française est bien timide sur
le sujet. Depuis quelques années, heureusement, des chercheurs
britanniques revisitent le sujet et
sont en passe de nous apporter un nouvel éclairage sur la place des femmes à bord.
Les femmes de matelots
"La femme maritime a des signes particuliers qui la feront toujours aisément
distinguer de tout autre
femme du peuple ; elle a des préjugés et possède des
connaissances qui ne s'étendent pas au reste de
la classe ouvrière. Son langage est
frappé au coin matelot ; elle a des notions précises sur la
navigation et une
géographie qui lui est propre", écrit La Landelle en 1866.
Pour lui, la cause est entendue. Pour être femme de marin, il faut un prévécu bien précis. La Landelle
nous explique : "la femme
que nous dépeignons est nécessairement née dans un port", elle a
souvent un père marin, et elle passe son enfance seule avec
sa mère. Si elle est orpheline, ce qui
n'est pas rare à cette époque, il y a toujours une femme de marin pour la recueillir et
l'éduquer avec
ses propres enfants.
Dès que l'enfant grandit, elle effectue des travaux pour sa mère réelle ou adoptive, tels que aller aux distributions gratuites de
nourriture, faire les
commissions, servir les matelots dans les auberges. Naturellement elle n'a d'yeux que pour eux. Sa vertu
d'adolescente ne résistera pas longtemps à leur charme, et personne ne trouvait trop à y redire à cette époque.
Devenue adulte, elle sert dans une guinguette ou est ouvrière dans une entreprise du port ou encore marchande
à bord des
navires de guerre ou de commerce.
portrait de Jeanne Baret
Cette profession de marchande à bord est totalement inconnue de nos jours. Au 19e siècle, dès qu'un navire
mouillait au port,
ces marchandes montaient à bord pour négocier avec le lieutenant en pied la permission
d'installer leur commerce. Ce dernier
en retenait deux ou trois. Elles vendaient ainsi toute la menue quincaillerie
et mercerie dont peut avoir besoin un matelot à
bord (aiguilles, fil, pipes, savon, etc.).
Elles avaient aussi l'autorisation de vendre des comestibles et du tabac, mais jamais
d'alcool ni de vin. Si elles le
faisaient, elles étaient exclues immédiatement. Elles jouent à bord le rôle de cantinières et font toutes les
courses qui leur sont demandées. Peu farouches, "les luronnes ne
sont jamais en retard au goudron" comme
l'expliquait Landelle. Chaque soir, elles doivent repartir sur leur petit canot avec leurs marchandises qu'il pleuve
ou qu'il vente. Si par malheur, le navire allait accoster, elles ne servaient plus à rien et devaient partir.
Un autre métier apprécié de l'époque était celui de blanchisseuse. Certains commandants de bâtiments de
guerre acceptaient
que l'équipage fasse laver son linge par des blanchisseuses pendant l'escale. C'était un
métier dur et très mal rémunéré, mais
apprécié des marins en quête de mariage. Elles trouvaient ainsi une
chance de se marier. Une fois mariées, elles touchaient la
délégation du mari en campagne.
Cette délégation ou procuration devait être signée par le mari devant notaire. Elle s'élargissait en plus à la gestion du patrimoine familial. La
Compagnie des Indes avançait six mois de solde à l'épouse après le départ du mari. Elle pouvait de plus solliciter d'autres
avances sur présentation
d'un papier signé du prêtre de sa commune alléguant qu'elle était bien l'épouse.
Une troisième occupation intéressante était la possibilité de devenir hôtesse. Ah, hôtesse ! Le même Landelle écrit "l'hôtesse est pour le marin ce
que la bourgeoise est pour le soldat, la mère pour les
compagnons". Chaque matelot a une hôtesse dans chaque port qui "le loge, le nourrit, le
soigne s'il est malade, lui fait crédit et lui donne même de l'argent quand il n'en a plus". L'hôtesse est en fait une mère pour eux et elle s'en occupe
comme elle le
ferait pour ses enfants, et le matelot lui en est reconnaissant.
Voilà pourquoi ce métier avait un certain prestige dans ce milieu. De plus, l'hôtesse acquiert une véritable indépendance financière et donc morale
vis à vis de son mari. C'est elle qui mène la
barque et celui n'a rien à dire à la maison. Si elle devient veuve, il est très courant de la voir se remarier,
ce qui lui permet de
cumuler la pension de veuve, la délégation du nouveau mari et les revenus de sa maison d'hôte.
Les femmes d'officiers
Certaines femmes d'officiers se sont complètement intégrées à la vie maritime, comme Grace Ladd qui épousa le jeune
capitaine Ladd âgé de 27
ans. Leur vie commune débuta par un voyage de noces de 6 mois sur le Morning Light de 1 240 tx qui
allait de Yarmouth (Canada) à Shanghaï en
1894. Et elle passa les douze années suivantes de sa vie en mer . Si au 19e siècle, les femmes des matelots, patrons, pilotes et officiers-mariniers
s'identifient totalement au métier de leur mari
jusqu'à se surnommer parfois matelotes, il n'en est pas de même des femmes d'officiers qu'ils soient
militaires ou du
commerce.
Ces dernières s'identifient beaucoup moins à la profession de leur mari. Elles ne s'en intéressent pas moins à leur
carrière et les interventions officieuses de ces dames auprès de la hiérarchie ont toujours existé.
Les femmes de Nelson
A l'époque de Nelson, la réglementation de la Navy était aussi stricte que la notre
concernant la présence des femmes à bord : "aucune femme n'est
autorisée à bord à la
mer". Mais la réalité était toute autre, elles embarquaient à vrai dire en grand nombre
selon Nick Slope* bien que certains
officiers supérieurs y soient opposés pour des raisons
variées. L'amiral Cuthbert Collinwood était de ceux-ci, agacé par "les bêtises qu'elles ne
manquent jamais de faire où qu'elles soient". Il écrivait encore : "je n'ai mais vu une
femme prendre la mer sans que des ennuis ne s'abattent sur le
navire". Un autre ami de
Nelson, le comte Saint Vincent, était lui aussi opposé à la présence des femmes car elles
avaient la manie de laver leurs
vêtements à l'eau douce .
Donc, officiellement,on n'embarquait pas de femmes, et l'on a jamais vu une femme sur
un rôle d'embarquement. Cependant, Nick Slope a ressorti
les minutes d'une séance de
cour martiale présidée par Horatio Nelson où un témoin explique que le "warrant officer"
George Casey avait
l'habitude d'embarquer sa femme avec lui et de se promener sur le
pont avec elle à la vue de l'équipage. En entendant cela, la Cour ne fit aucune
remarque.
Elle en réagit pas plus quand à une autre séance un témoin expliqua que le dit "warrant
officer" avait aussi son enfant à bord.
Et en France
La situation n'était pas loin d'être identique en France. Ainsi en 1645, le capitaine Jacques Forant (commandant le Prinses
Royaal Maria) apprenant
que Tromp est devant Dunkerque "revient le plus rapidement sur son navire où se trouvaient sa
femme et sa fille ; il empêche la capture du bâtiment
en coupant les câbles".
Apparemment, certaines épouses n'hésitaient pas à embarquer clandestinement comme en témoigne cet écho du "Moniteur
Officiel"du 4 octobre
1817 : "Nous avons annoncé le départ de Toulon du capitaine de Freycinet pour son voyage autour du
monde sur la corvette l'Uranie. Quelques jours
après ce départ, on apprit à Toulon que Madame de Freycinet qui avait
accompagné son mari jusqu'au lieu de l'embarquement et qui avait disparu
ensuite, s'était habillée en homme et avait joint le vaisseau le soir même, malgré les ordonnances qui défendent leur embarquement aux femmes
dans les vaisseaux de l'Etat,
sans autorisation spéciale. Cet acte de dévouement conjugal mérite d'être connu".
Le ministère demanda des explications au préfet maritime de Toulon et au consul de France à Gibraltar, lieu de la première
escale, mais l'affaire en
resta là. Le consul limita son rapport à la tenue d'homme portée par Mme de Freycinet lors de la
réception chez le gouverneur, en soulignant qu'elle
reprit ses vêtements féminins les jours suivants.
La place des femmes à bord
Il semble que jusqu'à la fin du Moyen Age, les marins considéraient que les femmes à bord étaient porteuses de malchance. Puis quand la pêche à
Terre-Neuve s'étendit, les capitaines emmenèrent souvent leurs femmes et leurs enfants pendant la
campagne. Autant la marine marchande a
souvent laissé la liberté aux capitaines d'emmener ou non leurs femmes et leurs enfants, autant cette liberté a toujours été refusée dans la marine
de guerre aux commandants.
Est-ce à dire qu'on ne vit jamais de femme à
bord de nos brillants vaisseaux, hors les passagères ? Certes non. Les embarquements clandestins
existaient et étaient même
assez courants semble-t-il et en fait fort peu clandestins : "Madame la commandante se promène sur la dunette et est
l'objet
de toutes les curiosités et de tous les fantasmes". Il était courant sur les vaisseaux en station d'avoir l'épouse du commandant pendant la
durée de la station soit un an ou deux. Jeanne Barret fut la première femme connue à exécuter un tour du monde en tant que gouvernante du
naturaliste Philibert
Commerson à bord de la flûte l'Etoile qui faisait partie de l'expédition de Bougainville. Elle put s'embarquer malgré
l'ordonnance de 1689 en se déguisant en valet sous le nom de Jean Barret. Elle fut démasquée à l'escale de Tahiti en avril 1768 (le bateau avait
quitté Rochefort le 6 février 1767).
Le conseil de justice reconnaît sa vaillance et sa force d'âme : "la Cour lui
pardonnera l'infraction aux ordonnances". A son retour en France, son
travail est reconnu par le Roi qui lui accorde une
pension de 200 livres. Sur les navires de commerce, le problème est différent. Le commandant est
souvent quirataire ou au moins intéressé dans la
propriété du navire. Il peut donc décider d'installer sa famille à bord. Certes il en résulte toujours
des inconvénients pour
l'équipage, mais aussi des bienfaits, la femme du commandant se comportant comme une maîtresse de maison bourgeoise.
Elle est à la fois intendante, infirmière, stewardess. C'est ce qu'il faut sur un bateau ou le personnel est très réduit.
La Compagnie des Indes Orientales emmenait dès 1690 des passagères pour les Indes. Accompagnées ou non de leur mari, ces dames se faisaient
souvent remarquer comme le note Robert Challe dans son récit : "une dame un peu galante venait avec
nous …" ou encore "un de nos passagers a
une femme qui a fait parler d'elle et qui ne passe pas encore pour une vestale". Sur les vaisseaux royaux anglais, certaines situations pouvaient
surprendre. C'est ainsi qu'en 1798 une femme accoucha à bord du HMS Romulus et donna naissance au jeune Owen Smith , futur armateur à Cardiff.
Apparemment, la présence de la femme
du commandant sur les navires de Sa Majesté était fréquente puisque ces navires avaient même un
surnom, les frégates à
poules (hen frigates). Souvent ces dames s'intéressaient à la cuisine et alors tout l'équipage bénéficiait de plats home made.
Comme par hasard, les capitaines relâchaient plus souvent dans les ports, occasion rêvée pour acheter des vivres frais. Sur les paquebots français du
19e siècle, on commence à trouver des femmes de chambre à bord, alors que cela est déjà
courant chez les américains et les anglais. Elles sont
inscrites sur les rôles comme stewardess et généralement épouses d'un
maître du bord.
Les solitaires
Les "matelotes"
L'histoire maritime au cours des siècles est jalonnée de femmes qui se
sont travesties en hommes pour pouvoir se faire
enrôler, telle cette
femme, qui, en empruntant les papiers de son frère cadet, réussit à
faire trois voyages à Terre-Neuve
avant d'être démasquée et licenciée
sans ménagements. Ou encore cette Ann Jane Thornton, âgée de 13
ans, qui
s'embarque en 1832 comme garçon de cabine et va naviguer
pendant 31 mois sur l'Atlantique sur trois navires différents avant
d'être démasquée parce qu'elle refusait de boire du rhum !
Quelles furent leurs motivations ? Deux essentiellement : le désir de
découvrir ce que leur avaient raconté les pères et
frères et qu'elles
avaient idéalisé ou bien l'amour pour un membre de l'équipage.
Combien d'officiers ou de marins
n'ont-ils pas embarqué
clandestinement leur belle ? Furent-elles nombreuses ? On ne le saura
jamais, seules qui ont été
démasquées ont laissé une trace dans
l'histoire. Il faut bien dire aussi,qu'elles n'étaient pas toujours
volontaires.
Cependant, contre toute vraisemblance, des femmes travaillaient
parfois à bord des navires de guerre, comme cette
femme du HMS
Diamond Rock en 1804 qui s'occupait des animaux vivants du bord.
Les passagères seules.
Si la place des femmes à bord reste anecdotique, il ne faut pas oublier qu'elles ont été présentes à titre de passagers, car une colonisation ne se fait
pas uniquement avec des hommes … En 1653, le gouverneur de Ville-Marie (Nouvelle-France) confie à une femme, Marguerite Bourgeoys, la
responsabilité de traverser
l'Atlantique pour retourner à Nantes avec mandat d'assurer l'approvisionnement du “Saint-Nicolas-de-Nantes”, destiné à
amener une centaine d'émigrants vers le Canada. Ce sera certainement la première commissaire de bord.
Il y aussi les femmes des soldats envoyés outre-mer. Le règlement de la Royal Navy stipulait que l'on pouvait embarquer
trois épouses pour 100
soldats au maximum. Ainsi, lors de la campagne d'Egypte contre les français en 1801, les 60
navires anglais dans la baie d'Aboukir transportaient
12.000 soldats avec 360 femmes (plus leurs enfants évidement).
Dans ce cas précis, les femmes figuraient sur les rôles comme le montre le rôle
d'équipage de l'HMS Charon qui a
enregistré 30 femmes et 20 enfants avec le régiment qu'il a embarqué . A cette occasion, après le débarquement,
plusieurs femmes se portèrent volontaires comme infirmières sur les navires
hôpitaux ce qu'apprécia l'Amiral Lord Keith qui accepta de les nourrir
avec les provisions du bord.
Les "femmes à matelots"
Il était d'usage au Moyen-Age de dire que "les femmes à bord étaient capables de perturber l'air et de provoquer des
tempêtes". Si cette prévention
contre les femmes semblait ancrée en pleine mer, elle allait en s'estompant en
approchant du port et s'inversait dès qu'on touchait terre. Il était de
notoriété publique que les ports étaient pleins de
femmes que ce soit dans les ports anglais, français ou autres. Nos amis anglais décrivaient
l'arrivée d'un vaisseau au port entouré d'une flottille de canots (les fameux bump boats)
pleins de pauvres créatures prêtes à se vendre, avant
même d'avoir mouillé l'ancre. La pratique d'admettre les femmes à bord sur les vaisseaux est certainement aussi vieille que la marine elle-même,
bien que cela fut toujours officiellement
interdit.
Sitôt l'ancre mouillée, les marins se précipitaient à bord des embarcations rangées le long du vaisseau pour faire leur
choix, payant en monnaie ou
en coups de poings le canotier pourvoyeur, et ramenant triomphalement à bord leur
"fiancée" ou leur "femme" comme ils disaient entre eux. Les
anglais avaient une coutume à laquelle ils tenaient
beaucoup. Avant de passer la coupée, ils offraient à leurs "femmes" un verre d'alcool de
bienvenue, alcool provenant de
leurs réserves illicites. Sitôt la coupée franchie, ils se glissaient dans l'entrepont, la fille au bras, la bouteille d'alcool
dans l'autre, pour une de ces parties orgiaques qui ont fait la réputation des marins dans les ports du monde entier.
Ces mœurs étaient si ancrées au début du 18e siècle, qu'elles finirent par poser de graves problèmes de morale au sein
des équipages en
privilégiant la violence sur toute notion de décence ou de vie honnête. Ainsi l'équipage du Sunderland
se plaint-il officiellement que même leurs
épouses "souffraient de devoir venir à bord pour les voir".
Petit à petit, le
règlement fut appliqué et les femmes disparurent des bords. Pour vérifier le sexe des personnes montant à bord, les
officiers-
mariniers de garde à la coupée prirent l'habitude de demander systématiquement à tout nouveau venu de
montrer une jambe nue, toute jambe
non poilue étant renvoyée à terre. On note aussi dans les Admiralty Records de
1778, que toute embarcation approchant d'un vaisseau d'une
manière douteuse doit être saisie, le canotier enrôlé de
force, et la fille ramenée à terre.
Au début du 19e siècle, ces mœurs n'avaient guère changé comme en témoigne ce récit du matelot John Wetherell qui
expliquait que les capitaines
avec lesquels il avait navigué, exigeaient avant l'appareillage "de renvoyer les filles à terre,
sauf une par plat, et les femmes mariées devaient avoir la
préférence". Alors pourquoi ne parle-t-on pas plus des femmes à bord ?
En fait leur présence officielle étant interdite à bord, elles ne pouvaient
figurer sur les rapports officiels et leurs noms
n'apparaissaient que lors d'évènements graves comme sur le HMS Alexander où un midship tua sa
mère en présence de
sa femme et de plusieurs autres femmes. Colbert avait bien sur les mêmes problèmes en France, aussi, dans l'Ordonnance de
1689, fit-il défense aux officiers et
équipages "de mener des femmes à bord pour y passer la nuit, et pour plus longtemps qu'une visite ordinaire".
L'officier
coupable était passible d'un mois de suspension et l'équipage de 15 jours de fer.
Alain Clouet (LVH)