Bordeaux Aquitaine Marine
Le baptême des navires autrefois
“BAPTISER UN VAISSEAU. C'est bénir un vaisseau & lui donner un nom”.
La bénédiction consiste en une cérémonie religieuse religieuse que fait un prêtre préposé pour cela. Il se transporte l'endroit où le vaisseau est prêt
à être lancé à la mer ; y fait l'eau bénite, récite l'évangile & les prières prescrites par le Rituel Romain. On donne alors un nom au vaisseau, qui est
ordinairement celui d'un saint, comme le Saint Louis, le Saint George , le Saint Martin, etx. Dans ce cas le vaisseau est sous la protection de ce saint,
& c'est à lui qu'on adressse des prières lorsqu'on est en danger. Le saint est peint au miroir de la poupe avec cet écriteau : le Saint George ou le Saint
Louis, etc.
Sans avoir moins de religion, on donne quelquefois quelquefois au vaisseau le nom de quelque Héros , de quelque animal ou de quelque chose qui,
étant peinte ou sculptée sur le corps du vaisseau, sert à le caractériser.
C'est pourquoi il y a des vaisseaux qui se nomment le Comte de ***, le Marquis de ***, la Couronne , le Corail, la Levrette , le Corbeau , la Rose, la
Concorde, etc.. Depuis quelque temps on préfère de nommer les vaisseaux par les qualités dont on les croit susceptibles suivant leur construction,
comme le Léger, l'Intrépide, le Foudroyant, etc.
Si on a lu l'article Architecture navale , ou qu'on le lise , on verra que nous devons aux Anciens l'usage de baptiser les vaisseaux, & de les nommer. En
effet on trouve dans les « Recherches historiques de l'origine & du progrès des navires des Anciens » la description de la cérémonie qu'on faisait
lorsqu'on consacrait un vaisseau à quelque Divinité, avant que de le mettre à la voile. Elle est tirée d'Apulée ( Ap. Met. liv. n ), & conçue en ces
termes.
Lorsqu'un navire avait été bien construit, qu'il était bien calfaté & prêt d'être lancé à la mer, on instruisait par avance le peuple du jour auquel il
devait être consacré à quelque Divinité, sous la protection de laquelle on avait résolu de le mettre. Chacun se préparait à cette fête impatiemment
attendue où l'on n'oubliait rien de tout ce qui pouvait la rendre plus solennelle, & exciter davantage la curiosité & l'allégresse publiques. Le jour
destiné à la cérémonie, les Prêtres, les Principaux de la nation, les Dames du plus haut rang, & une multitude de personnes de tout état, se rendaient
au bord de la mer, avec toute la magnificence que le désir d'être vues, & le zèle pour la religion, pouvaient inspirer. Un temple pompeux , décoré de
toutes sortes d'ornements galants & de représentations mystérieuses, était élevé exprès sur le rivage. Ce n'étaient que jeux & que danses. L'air ne
retentissait que de louanges & d'exclamations de joie. Les parfums odoriférants ne cessaient de brûler dans le temple , lorsqu'enfin, par le son de
divers instruments les plus bruyants, on donnait le signal que le navire allait être lancé à l'eau.
Des hommes d'élite, en grand nombre, couronnés de fleurs, vêtus d'un habit galant & uniforme , s'avançaient en bon ordre autour de ce navire, pour
y occuper chacun la place qui leur avait été assignée par les Chefs qui les commandaient. Là, dans une posture décente, & en silence, ils tenaient les
cordages, les rouleaux de bois, les leviers, qui devaient servir à traîner & à pousser le navire dans l'eau , tandis que le grand-Prêtre , un flambeau à la
main (quelques Auteurs disent tenant du soufre & un œuf), approchait majestueusement du navire orné de couronnes de fleurs, & brillant par des
lames d'or, qui servaient de cadre à divers sujets d'une peinture mystérieuse , & au milieu d'une confusion de cris redoublés, de vœux ardents pour
l'heureux sort du navire , il était mis à flot.
Cette consécration faite , on se retirait dans le temple de la Divinité , à laquelle on avoir dédié le navire, pour rendre des actions de grâce.
Tout ceci demandait comme on voit, beaucoup d'appareil : aussi ne consacrait-on pas tous les vaisseaux; il fallait qu'ils fussent considérables pour
qu'on prît cette peine. Les Prêtres de ce temps avaient encore un intérêt particulier, en faisant rarement cette dédicace : c'était de la faire souhaiter
davantage, & de conserver le respect & la vénération que les marins avaient pour les vaisseaux consacrés.
Ces sentiments auraient sans doute beaucoup diminué si ces vaisseaux eussent été trop communs.
Voilà pourquoi les Grecs avoient tant de vénération pour le navire que montaient les Argonautes allant à la conquête de la Toison d'or , qu'ils le
placèrent dans les cieux, & donnèrent son nom à une constellation qui est dans la partie méridionale du ciel, & que les Astronomes appellent le
Navire d'Argos.
Flammisero tandem consedit olympo. (Val. Flacc. Arg. liv. 1.)
Les Egyptiens ne consacraient qu'un vaisseau tous les
ans, & cette consécration se faisait à l'honneur de la
Déesse Isis. Lucien a donné la description d'un de ces
vaisseaux. Il avait, dit-il (Luc. Dial. Le Nav.), cent vingt
coudées de long, vingt-neuf de haut, & plus de trente
de large. La poupe s'élevait insensiblement en rond, &
portait au sommet un oiseau d'or, ayant les ailes
étendues. La proue avait un bec long & avancé,
surmonté de la figure d'Isis. Il était embelli de
peintures & d'autres ornements ; & la charge était si
considérable, qu'elle aurait pu nourrir pendant un an.
Parmi les vaisseaux sacrés, qu'avaient les Athéniens, on
distingue particulièrement le Paralos & le Salamine, qui
servaient à ramener les Généraux déposés : on les
employait aux pressants besoins & aux grandes
expéditions de la République. Le Paralos était ainsi
nommé du Héros Paralus, dont parle Euripide, qui se
signala contre les Thébains avec Thésée. Ceux qui
montaient ce vaisseau étaient nommés Paraliens : ils
avaient une paie plus forte que les autres marins.
Lorsque les Athéniens furent défaits dans l'Hellespont,
par Lisandre, le Paralos eut le bonheur de se sauver, &
il porta à Athenes la triste nouvelle de la perte de la
bataille.
L'autre vaisseau sacré des Athéniens, était appelé Salamine , parce que Nausithée, son premier pilote, était de Salamine. Il avait trente rames. C'est
sur lui qu'était monté Thésée, quand il fit voile pour l'isle de Crète, où il tua le Minotaure, dont la mort délivra les Athéniens d'un tribut barbare &
inhumain. Ce vaisseau était destiné à porter les offrandes qu'on envoyait tous les ans à Delos, & que Thésée avait vouées à Apollon, qui avait un
fameux temple à cette isle ; ce qui le fit aussi nommer le Vaisseau Déliaque. Quand il y était arrivé, le grand-Prêtre d'Apollon couronnait sa poupe
avec cérémonie, & pendant son voyage, c'est-a-dire, depuis son départ d'Athenes, jusqu’à son retour, on ne condamnait personne à la mort. Le
vertueux Socrate, qui était en prison, condamné à mort, devait boire de la ciguë le jour. du départ de ce vaisseau ; mais pour ne pas violer cette loi
Sacrée, on attendit qu'il fut revenu & on laissa inhumainement Socrate jouir pendant trente jours de, la funeste idée d'une fin tragique
Enfin le Salamine était si respectable aux Athéniens, qu'ils avaient une attention infinie à le conserver. Ils le radoubaient exactement. Quand une
pièce était gâtée, ils en remettaient une autre ; & par cette attention scrupuleuse, ils l'avaient entièrement renouvelé. Cela fit naître cette plaisante
question, qui partagea tous les Philosophes : savoir si c'était le même vaisseau, ou si c'en était un différent. L'histoire ne nous a pas transmis la
solution de ce problème mais elle nous a appris qu'au moyen de tous ces soins, ce vaisseau dura jusqu'à Démétrius le Phalérien, c’est-à-dire, plus de
mille ans.
Le même usage de consacrer les vaisseaux & la même vénération pour les vaisseaux sacrés , avaient lieu chez les Romains. Le vaisseau qui avait
porté Saturne en Italie, leur parut si vénérable, qu'ils en imprimèrent la figure dans leurs monnaies. On voyait d'un côté ce vaisseau, & de l'autre
Janus qui avait donné à ce Dieu un asile dans Ses états. C'est à ce sujet qu'Ovide dit : (Fast. liv. IV)
At bona posteritas puppim formavit in atre. (Hospitis advcntum testificata Dei).
Ces peuples avaient aussi une grande vénération pour le vaisseau qui avait apporté de Pessinunte à Rome une figure de pierre de la mère des Dieux.
Des calamités publiques ayant désolé cette ville , on apprit ou on crut apprendre par les vers d'une Sibylle, qu’on en serait délivré, si l'on faisait venir
de Phrygie la Déesse Cibele. On la fit demander au Roi Attalus qui la refusa d'abord ; mais effrayé par des prodiges, il l'accorda ensuite aux Romains.
On l'embarqua sur un vaisseau peint, ainsi que nous l'apprend Ovide à l'endroit ci-devant cité.
… Picta coloribus usis.
Calestem matrem concava puppis haber).
Le vaisseau étant heureusement arrivé à l'embouchure du Tibre , échoua sur les vases. Si nous en croyons les Historiens, il s'opéra là un miracle
singulier : c'est que Claudia, vestale , accusée d'incontinence, pour rétablir sa réputation flétrie, attacha le bout de sa ceinture au vaisseau, & le tira,
uniquement aidée du secours de la Déesse. Il arriva encore quelque chose de plus extraordinaire lorsque les Romains firent venir d'Epidaure à Rome,
Esculape, Dieu de la médecine, pour faire cesser la peste qui causait de grands ravages. Le Dieu parut là, caché sous la figure du serpent, & descendit
de lui-même dans l'isle du Tibre, nommée aujourd'hui l'isle de saint Barthelemi, où on lui bâtit un temple.
Toutes ces histoires ne font pas trop honorables aux Romains, dont nous connaissons les vertus mâles & héroïques; mais elles font voir que dans
tous les temps on a consacré des vaisseaux, comme nous le faisons, en les baptisant ; & c'est ce que j'ai voulu montrer, en les rapportant."
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extrait de SAVERIEN, Alexandre - Dictionnaire historique, theorique et pratique de marine - C.A. Jombert, Paris, 1758.